Les mannequins nus
assez courageuses pour ne pas y toucher… Mais la soif me dévore à un tel degré que tenir ce serment est impossible. Dès que l’eau est dans le seau, je bois à longs traits.
Bien entendu, il n’est pas question de se laver, si peu que ce soit ; cette eau précieuse et insuffisante sert à diluer nos cuillères de semoule et à préparer environ huit gorgées d’ersatz de café par personne. Ces huit gorgées qui, hélas, ne peuvent désaltérer. Tous les matins, avec terreur, je vois baisser le niveau de l’eau. Il faut maintenant se mettre à plat ventre sur la glace, enfoncer le bras dans le trou, bientôt, très bientôt, il n’y en aura plus.
Le charbon lui aussi s’épuise, nous brûlons les lits des blocks déserts… Plus de médicaments ; les rares médecins qui sont restés sont impuissants à enrayer les épidémies et les femmes se mettent à mourir à une extraordinaire cadence. Beaucoup meurent tout simplement de faim. Je suis désignée avec quelques compagnes pour débarrasser tous les jours le block des cadavres qui l’infestent. Nous entassons les mortes sur une espèce de chariot et nous allons les jeter bien plus loin, dans un champ de neige, noir de corbeaux. À notre arrivée, ils s’envolent en croassant, ils nous en veulent d’interrompre leur festin. Qu’ils se rassurent, nous leur apportons une pâture nouvelle.
Jamais je n’aurais pensé qu’un cadavre puisse être aussi lourd. C’est avec des mains souillées par ces petits travaux que je rentre au block, tellement affamée que j’ai par moment de véritables crises de nerfs (l’absence brutale de bromure se fait sentir pour nos nerfs surmenés) qui se traduisent par des sanglots convulsifs que je ne peux arrêter.
Une Hongroise m’a donné un peu de farine, mais quand le chef du block surprend une femme en train de se faire une soupe spéciale, elle est tout de suite prise pour les corvées supplémentaires, par exemple, aller vider les seaux de déjections. Aussi, je me tapis sur mon lit où j’essaye de rester toute la journée, mais parfois la faim est plus forte, je mets ma farine dans une vieille boîte de conserve commune, je mélange et me voici dans une espèce de pièce où l’on fabrique la soupe commune sur un poêle de bois.
Des Polonaises (encore et toujours) me repoussent ; je prends alors un vieux seau dans lequel j’allume mon bois et je tourne ma farine en me brûlant les doigts, mais je ne le sens même pas. Cela cuit ; avant même d’attendre la cuisson complète, je me précipite sur mon lit comme une folle et je mange, je me brûle, cela me pénètre délicieusement et me calme soudain…
La faim à ce point n’est pas descriptible. Il y a des femmes bien plus malheureuses que moi, celles qui sont clouées sur leur grabat, sans pouvoir bouger, et qui doivent se contenter exclusivement de ce que l’infirmière distribue. Je suis, moi aussi, souvent très cruelle, quand après tant d’efforts je traverse le block avec la précieuse boîte de conserve pleine de soupe chaude, je vais très vite pour ne pas entendre les voix suppliantes des Françaises.
« — Je meurs de faim, Françoise, juste une cuillère, donne m’en un tout petit peu. »
Et celles plus nombreuses qui ne demandent rien, mais qui regardent… Je ne suis pas fière de celle que j’ai été à ces moments-là. Rien ne rend plus méchant que la vraie souffrance.
Seul l’espoir nous soutient encore, l’espoir qu’ILS arrivent. Le canon s’amplifie toujours. Mais « eux », que font-ils ? Passeront-ils même par Auschwitz, est-ce leur route ?…
Quelques hommes de Birkenau et même d’Auschwitz viennent parmi nous, ils cherchent leur femme et comprennent vite le faible espoir qu’ils ont de la trouver. Nous les interrogeons avidement. Il s’est passé la même chose qu’ici : évacuation massive, environ mille hommes oubliés, à peu près mourants. Mille hommes ! Si parmi eux ! Si à quatre kilomètres ! Je suis hantée par ces quatre kilomètres qui nous séparent d’Auschwitz. Je rêve tout le jour, toute la nuit à ce que serait la féerique, l’impossible réunion. Des femmes sont déjà parties, moi je ne peux songer à parcourir quatre kilomètres dans la neige. Quand pourrai-je vraiment marcher ? Chaque homme en pyjama rayé qui vient nous voir me fait trembler, aucun n’a pu me donner le moindre renseignement.
Tant que les Russes ne sont pas là, nous tremblons que les Allemands ne
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