Les mannequins nus
reviennent ; c’est si vite reconquis au hasard de la guerre quelques kilomètres de terrain.
Hier, j’ai découvert des rutabagas dans une cave, quelle trouvaille ! Ils sont gelés, mais qu’importe ! À notre ordinaire s’ajoute, tous les jours, une bonne salade de rutabagas crus. Voilà qui est bon pour notre diarrhée qui devient sanglante. Mais en dépit de tout cela, la liberté semble bonne… Ces seaux d’eau et de charbon que notre faiblesse rend si lourds à porter, qu’est-ce en comparaison des travaux forcés ? accompagnés des hurlements familiers ? Que tout semble calme. La mort elle-même a un autre visage… et la cheminée du monstre d’en face est inerte…
Ils sont venus un jour que nous ne les attendions presque plus, un jour où, anéanties de fatigue, lasses d’errer comme des chiens dans la neige, nous allions renoncer. Je revenais d’une corvée de bois, j’allais avec peine atteindre mon block quand je vis une Hongroise extasiée, des larmes plein les yeux. Elle m’arrête et me dit :
« — Russes. »
Elle part en courant. Je n’ai pas osé comprendre. Je n’ai rien dit à mes amies, gardant en moi cet espoir. Pendant toute la journée la nouvelle s’est confirmée, des hommes venaient en hurlant, en chantant…
« — ILS sont là, on les a vus à quelques kilomètres… »
Nous ne voulions pas croire encore…
Et maintenant, vais-je essayer, vais-je pouvoir traduire ce qu’a été pour nous la nuit de la Libération. C’est une tâche impossible car elle n’a pas eu le même visage pour toutes les malheureuses. L’heure de la délivrance, elle a été probablement tout autre, selon ce qui demeurait en chacune de lucidité et de vie, selon le degré de la fièvre qui habitait ces pauvres corps… La nuit est venue. Comment dormir avec cet espoir nouveau ? Soudain, grands bruits à l’extérieur. La porte du block s’entrouvre, une lampe électrique jette une lueur, se lève et s’abaisse. Silence de mort. J’entends une Française qui souffle :
« — C’est un S.S. qui revient. »
Nous voyons à la lueur incertaine des chandelles un homme immense, recouvert d’un uniforme imperméable, un grand bonnet de fourrure qui couvre le front. Un Russe ! C’est un Russe ! Je ne veux plus douter, les Polonaises et les Russes détenues parmi nous hurlent de joie, la porte s’ouvre grande cette fois et plusieurs soldats semblables font leur apparition. Jamais je n’oublierai le visage de ce premier Russe. C’était un Mongol, sa lampe éclairait sa face jaune et osseuse. Il nous regardait.
Ils nous regardent tous avec ahurissement, ils se heurtent avec stupeur et dégoût dans les seaux d’excréments. Ils prononcent des phrases incompréhensibles – nous n’avons pas d’interprètes – les prisonnières russes qui sont là ignorent le français et même l’allemand ; elles parlent aux soldats. Les femmes qui peuvent tenir debout sont peu à peu descendues des coyas. Elles se jettent aux pieds des libérateurs, embrassent leurs mains, les entourent. Ils se reculent un peu gênés, vaguement dégoûtés. Ces demi-cadavres qu’ils trouvent inopinément sur la route de la guerre les déconcertent.
On avait dû leur dire qu’Auschwitz était évacué, ils voulaient se servir des baraques pour s’abriter eux et leurs chevaux. Leur stupéfaction est intense devant notre état. Nous leur montrons par signes que nous avons faim. Ils nous font comprendre qu’ils nous donneront à manger demain. Certains d’entre eux ont les larmes aux yeux ; enfin l’un dit une phrase que notre infirmière, qui parle polonais et qui comprend quelques mots de russe, arrive à nous traduire :
« — Bientôt à la maison… »
Cette fois, c’est trop, c’est tellement ce qu’il fallait dire. Nous sanglotons toutes convulsivement à l’idée que maintenant cela pourra être. Des vraies larmes de bonheur.
Près de moi, j’ai une amie que j’aime beaucoup (celle qui avait été mordue par le chien). Elle a toujours eu un moral affreux, jamais le moindre espoir, elle est mourante, elle me dit :
« — Tu vois maintenant seulement, je sens que je rentrerai. »
Elle devait mourir à l’hôpital d’Auschwitz quelques jours avant le retour. Tout se termine ici. Nous ne devions plus souffrir, que de nos cruelles maladies. Malheureusement, combien d’entre nous, vivantes cette nuit-là, n’ont pas revu la France.
Quelques jours après, nous
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