Les mannequins nus
S.S. m’a dit en me caressant amicalement la joue : « Tu es jolie, quand ce sera ton tour je dirai qu’on mette assez de gaz pour que cela aille plus vite. »
Un jour, parmi les femmes qui attendaient devant la chambre à gaz, Eva avait reconnu sa mère et sa jeune sœur arrivées par le dernier convoi ; sa mère avait crié comme une folle :
« — Eva, Eva ! »
« — Quel bonheur, quels baisers. »
« — Ma chérie, c’est bien toi, j’ai tant souffert… Comment es-tu ? Tu as bonne mine. Alors tu vois qu’ils ne sont pas trop méchants, à quoi travailles-tu ? Que va-t-on faire de nous ? Tu vois, nous aussi nous nous sommes sottement laissé prendre, mais ton père heureusement est libre. Nous le retrouverons. La guerre est presque finie. Les nouvelles sont excellentes. Mais qu’attendons-nous ainsi ? Le sais-tu ? »
Eva avait eu la force d’être calme, de ne pas pleurer, de répondre :
« — Oui, elle allait bien. Non ce n’était pas trop dur. On n’allait leur faire aucun mal. C’était à la porte des douches qu’elles attendaient ainsi. Après, sa mère la retrouverait. Elle veillerait sur elle, ne la quitterait plus jamais. La guerre finie, ce serait le beau retour ; la réunion, la douceur de la paix. »
Et la porte s’était ouverte puis refermée… et Eva était tombée évanouie.
Elle me racontait cela sans larmes, d’une voix blanche et je pensais en moi-même que j’aimerais mieux mourir de faim, de fatigue à la pelle et à la pioche que de jamais faire partie du kommando de Brzezinka.
9
LA MÉTHODE
Pour Hoess et la haute hiérarchie d’Auschwitz, les grands problèmes sont résolus : l’année 1942 marquera une date capitale – inoubliable – dans l’histoire de l’assainissement du Reich. Les premiers dérapages du rodage sont oubliés. Les organigrammes et les courbes de statistiques fleurissent sans ratures. Les dossiers « prévisions » s’entassent. Bientôt de nouvelles chambres à gaz, de nouveaux crématoires entreront en fonction. Auschwitz dépassera l’imaginable.
LE TRI
— Sur le quai (49) nous aperçûmes un groupe de déportés en uniformes rayés de forçats, et leur vue nous causa une pénible impression. Allions-nous devenir pareils à ces épaves humaines, hâves et décharnées ? On les avait amenés à la gare pour ranger nos bagages, ou plutôt ce qu’il en restait après les prélèvements opérés par nos gardes. Ici, nous fûmes dépouillés complètement.
— L’ordre vint enfin : « Descendez ! » Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, par rangs de cinq. Les médecins étaient rangés à part, avec leurs instruments.
— C’était plutôt rassurant. Du moment qu’on avait besoin de médecins, c’était qu’on soignait les malades. La présence, à la gare, de quatre ou cinq camions sanitaires qui, disait-on, devaient transporter les malades, était également bon signe. Comment aurions-nous pu supposer que tout cela n’était qu’une mise en scène destinée à maintenir l’ordre parmi les déportés avec un minimum de forces armées et que ces ambulances transportaient directement les malades aux chambres à gaz et de là aux fours crématoires ? Mis en confiance par ces subterfuges, les déportés se laissaient dépouiller de leurs bagages et emmener docilement à l’abattoir.
— Lorsque les voyageurs furent rassemblés sur le quai, on descendit les bagages et enfin les corps de ceux qui étaient morts pendant le trajet. Ceux dont la mort remontait à plusieurs jours étaient boursouflés et dans un état de décomposition plus ou moins avancé. Il s’en dégageait une odeur putride. Des milliers de mouches attirées par les cadavres s’attaquaient aussi aux vivants, les harcelant sans cesse.
— Dès notre arrivée, nous fûmes séparés, ma mère, mes fils et moi, de mon père et de mon mari. Nous faisions partie maintenant d’une colonne qui s’étendait sur plusieurs centaines de mètres – le convoi avait dû débarquer quatre à cinq mille voyageurs – défilant devant une trentaine de S.S. dont le commandant du camp et des officiers de grades divers. C’était la première « sélection » au cours de laquelle allaient être désignées les victimes pour le four crématoire, comme nous devions l’apprendre plus tard.
— Les enfants et les vieillards étaient sélectionnés automatiquement. Lorsque le moment de la séparation arriva, ce
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