Les masques de Saint-Marc
installait en vue de l’arrivée de l’empereur et avait jeté un regard professionnel sur les toits d’en face. On pouvait tirer d’au moins une douzaine d’endroits différents. La distance n’était pas un obstacle – surtout avec l’arme qu’il utiliserait. La seule difficulté consistait à trouver un chemin pour s’enfuir. Par chance, il avait une bonne semaine pour cela. L’essentiel était de bien connaître les lieux. Il apprendrait l’heure le lundi suivant. Il suffirait alors d’appuyer sur la détente au bon moment et, ensuite, de prendre la poudre d’escampette. Plus tard, le colonel Hölzl aurait des comptes à rendre, mais c’était le cadet de ses soucis.
Il tira une dernière fois sur sa cigarette, la jeta par la fenêtre et observa l’arc de cercle dessiné par la pointe incandescente avant qu’elle atterrisse sur le quai dans un jaillissement d’étincelles. Alors il referma les battants et se recoucha. Quelques minutes plus tard, il dormait.
9
Quand Tron arriva au commissariat central le lendemain matin, peu après onze heures, le rapport du docteur Lionardo l’y attendait déjà – deux pages manuscrites, rédigées avec soin par l’assistant du légiste. L’autopsie avait révélé que les poumons du défunt ne contenaient pas d’eau et que l’homme était par conséquent bel et bien mort d’une brutale rupture des vertèbres cervicales. Ce qui signifiait ni plus ni moins qu’il avait été assassiné et jeté dans la lagune. La théorie de l’accident, défendue jusque-là par le commissaire, devenait caduque.
Tron, qui avait survolé le rapport debout, s’assit et posa les jambes sur son bureau pour échapper au froid du terrazzo . Il avait plu toute la matinée. À présent, les gouttes projetées contre les vitres par un vent d’est glacial s’infiltraient à travers les joints, puis coulaient sur les appuis de fenêtre pour former de petites flaques sur le sol ou disparaître dans un réseau de fissures pareil à une toile d’araignée.
Le local qu’il occupait depuis cinq ans au deuxième étage du commissariat, une pièce sombre avec deux fenêtres pourries, comprenait un vieux bureau militaire, deux chaises, une armoire à casiers et un poêle en fonte. Il donnait sur un long couloir privé de la lumière du jour et à peine éclairé par trois suspensions, si bien que Tron avait toujours l’impression de travailler au sous-sol.
Son voisin de palier était l’inspecteur Capponi, responsable de l’approvisionnement en matériel de police, un monsieur d’un certain âge avec lequel il échangeait deux ou trois mots à l’occasion. La porte de l’autre côté du couloir donnait sur les archives, un capharnaüm rempli de journaux confisqués et de dossiers des années antérieures, géré par un Autrichien anémique répondant au nom de Lueger. Avaient-ils reçu leur provision mensuelle de combustible, eux aussi ? Dans le bureau de Tron, en tout cas, deux piles de bûchettes attendaient contre le mur, à hauteur de genou, dans un lit de poussière et d’éclats de bois.
Tron, toujours vêtu de sa fourrure pour se protéger du froid, s’approcha d’une des montagnes de dossiers qui occupaient les deux autres murs et en retira au hasard une mince liasse datant de l’année 1853, le rapport d’un vol à la sauvette traité par son prédécesseur. Il s’agenouilla devant le poêle, ouvrit la trappe rouillée, fit des boules avec le papier et les déposa sur la grille. Une fois qu’il eut terminé, il les recouvrit de bûchettes, y versa une bonne dose d’alcool à brûler et approcha une allumette. Un petit jet de flamme s’éleva aussitôt.
Tron observa les langues de feu consumant le papier et s’attaquant peu à peu aux bûchettes. Comme le poêle tirait mal, il fut obligé de les attiser avec la couverture d’un dossier pendant un bon moment. Au bout de dix minutes, il en eut mal au bras droit. Furieux, il décida de transférer son bureau au Florian pour la journée quand Bossi apparut dans l’encadrement de la porte.
Le commissaire se releva, épousseta quelques cendres de sa fourrure et montra le bureau du doigt.
— Le rapport de Lionardo est arrivé.
— Je sais, dit le jeune homme en ôtant le pince-nez en verre ordinaire dont il se parait depuis sa promotion au rang d’inspecteur. C’est moi qui l’ai déposé.
Bossi portait la blouse blanche qu’il revêtait parfois pour rappeler qu’il était homme de science et
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