Les masques de Saint-Marc
accorder un regard.
Peut-être devrait-il proposer un marché aux deux représentants de la loi. Les grains d’or contre le collier. Il avait d’emblée songé à cette issue. Mais il n’avait pas compris la conversation entre le maigre et le professeur. Il se pouvait que les policiers aient déjà refusé une offre similaire car ils n’étaient pas tout à fait comme les autres – il le sentait depuis le début. Il poussa un soupir en se disant que la différence tenait sans doute à leur intégrité.
Ils avançaient toujours dans l’ordre qu’ils avaient adopté avant de sortir de l’appartement : le professeur et lui en tête, les policiers derrière, l’arme au poing. La pluie semblait diminuer. Cependant, un vent violent s’était levé ; les gouttes les frappaient au visage. Dans dix minutes au plus tard, ils seraient au Danieli . Là, pensa-t-il, envahi par une horreur diffuse, c’en était fini de lui. À moins qu’il ne parvienne à prendre la fuite. S’il réussissait, il lui resterait cinq jours pour remettre le collier dans le coffre-fort avant l’arrivée de l’empereur. Il ne voyait absolument pas comment s’y prendre, mais peut-être le Seigneur lui accorderait-il une deuxième fois un miracle.
Ils venaient de traverser le campo Santo Maurizio et s’engageaient à présent dans la calle delle Ostreghe, une étroite ruelle bordée en plein jour de charmantes boutiques, mais plongée à cette heure dans une telle obscurité qu’on ne voyait pas à un mètre. Königsegg avait les yeux qui lui piquaient, les menottes lui faisaient mal aux poignets. Le pire restait pourtant la crainte des événements à venir.
— Mori turi tesa lutant , murmura-t-il.
Il ne savait pas trop ce que cette phrase signifiait ni où elle se trouvait dans les Saintes Écritures – il n’était pas aumônier, après tout –, mais ce proverbe de la Bible lui semblait convenir à sa situation. On aurait presque dit une prière, ou une formule magique.
— Mori turi tesa lutant , répéta-t-il avec ferveur.
À cet instant, il se produisit pour la seconde fois de la soirée un événement qu’il n’avait pas prévu. Il lui fallut trois ou quatre secondes pour comprendre ce qui s’était passé. Le professeur à côté de lui avait pris ses jambes à son cou et disparu dans l’obscurité. Le général sentit une main se poser sur son épaule et l’écarter. Le maigre hurla quelque chose en vénitien et les deux policiers s’élancèrent à leur tour. Il entendit encore pendant un moment leurs cris furieux et le bruit de leurs bottes sur le pavé. Puis les cris cessèrent, les pas s’évanouirent et le silence se fit. Königsegg avait de nouveau le sentiment d’être plongé dans un rêve. Il fit deux pas en arrière en titubant, se retourna et s’enfuit dans la nuit.
12
— Fantastique, murmura Tron.
Il se cala dans son fauteuil et posa sur ses genoux les deux feuilles manuscrites qu’il venait de lire avec ravissement. La princesse, assise dans sa méridienne de l’autre côté de la table basse, releva la tête d’un air troublé pour se replonger aussitôt dans la lecture de documents commerciaux. Bien que les fenêtres donnant sur le Grand Canal fussent fermées et les rideaux tirés, on entendait les gouttes de pluie contre les vitres – un bruit qu’il avait toujours trouvé réconfortant.
Le texte qu’un certain M. Fabri venait de lui envoyer, accompagné d’un bref courrier, pour l’ Emporio della Poesia de décembre portait le titre lapidaire de Dame élégante . Même si le sujet demeurait flou, Tron soupçonnait qu’il s’agissait d’un poème d’amour. D’un certain côté, le style était vaporeux, mystérieux, mais en même temps, c’était le plus pur et le plus transparent qu’il ait jamais lu.
E tu non sei del mondo, o bella creta,
No, del mondo non sei, nè del poeta 1 …
Qui était ce M. Fabri, habitant près du pont de l’Académie ? Quel inconnu avait couché sur le papier ces vers enchanteurs et…
— Fantastique, dit à son tour la princesse.
Il leva les yeux et, quoiqu’il n’y eût rien de répréhensible dans ses réflexions, il éprouva un instant le sentiment désagréable qu’elle avait lu dans ses pensées. Il toussota.
— Pardon ?
— Les nouveaux chiffres de Vienne sont fantastiques ! expliqua-t-elle, non sans une légère exaspération dans la voix.
Comme il la fixait toujours d’un air imbécile, elle ajouta :
— Le verre
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