Les masques de Saint-Marc
mécontentement de Marie-Sophie et de la camarilla.
Ah, c’était donc cela, le fin mot de l’histoire ! Tron conclut :
— En d’autres termes, quand Sissi veut quelque chose, rien ne l’arrête. La question reste de savoir si elle est prête à se battre pour notre verre pressé avec la même énergie que pour l’éducation de son fils.
— Cela vaut la peine d’essayer, Alvise.
La voix et la mine de la princesse laissaient deviner qu’elle attendait de lui en réalité bien plus qu’une simple tentative.
— Que sait-on de précis sur le protocole prévu pour cette visite officielle ?
— Rien. C’est bien cela qui rend Spaur furieux : nous sommes dans le flou complet. Tout ce que je peux dire, c’est qu’on ne nous communiquera les détails du programme qu’au tout dernier moment.
— Pourquoi cela ?
Le commissaire haussa les épaules.
— Sans doute veut-on compliquer autant que possible la tâche à d’éventuels conspirateurs.
Maria afficha une grimace sceptique.
— Des conspirateurs ? À Venise ? Alors que le retrait des Autrichiens n’est plus qu’une question de temps ?
— L’empereur voit sans doute les choses d’un autre œil, répliqua Tron. Je doute que François-Joseph soit disposé à lâcher la Vénétie. Et les conspirateurs, de leur côté, ne partagent sans doute pas non plus ton avis.
— Tu parles toujours de conspirateurs. Tu veux dire qu’il existe ici des gens qui projettent pour de bon un attentat contre Sa Majesté ?
Il secoua la tête.
— Non, pas à ma connaissance. Un tel crime nuirait plus à la cause italienne qu’il ne la servirait. Mais je suppose que la police militaire observe de près certains cercles. Nous, au commissariat, nous ne sommes pas au courant. Nous ne traitons pas les questions politiques, juste les vols et les crimes ordinaires.
Maria garda le silence pendant un instant. Puis elle demanda :
— Au fait, cet homme repêché sur la fondamenta Nuove, il a été assassiné ou pas ?
— Oui, assassiné, répondit le commissaire, heureux qu’elle change enfin de sujet. Le rapport d’autopsie donne raison à Bossi. On lui a brisé la nuque.
— Et maintenant, quelle théorie défend ton inspecteur ?
— Toujours la même. Selon lui, il s’agit d’un tueur professionnel .
Elle éclata de rire.
— Du Bossi tout craché ! dit-elle. Et toi, qu’en penses-tu ?
— Qu’il a trop d’imagination. Et qu’il est encore trop tôt pour échafauder des théories.
— Qu’avez-vous l’intention de faire maintenant ?
— Découvrir si la victime a bien pris le train. Ce billet pourrait n’être qu’un leurre. Pour lancer la police sur une mauvaise piste.
— En clair, tu as envoyé Bossi à Vérone avec ses photographies pour savoir si quelqu’un reconnaît la victime, j’ai raison ?
Il hocha la tête.
— Exact. Il me le dira demain matin.
— Et s’il ressort que l’homme a bien été assassiné dans le train ?
— Nous aurons le premier crime ferroviaire dans l’histoire de Venise, dit Tron avec un soupir. Jusqu’à présent, ça ne s’est vu qu’à Londres ou à Paris. Bossi sera ravi.
1 - « Et tu n’es pas de ce monde, ô belle argile Non, pas de ce monde, et pas au poète… »p>
13
L’ancien sergent Bossi, passé inspecteur un an plus tôt et devenu entre-temps chef du laboratoire de la police de Venise, s’approcha du miroir et inclina le buste pour vérifier les pattes d’épaule indiquant son rang – une étoile en laiton à droite, une autre à gauche – qui brillaient maintenant de tout leurs feux. Il les avait astiquées pas plus tard qu’un quart d’heure auparavant. Pour cela, il devait certes ôter sa veste d’uniforme, mais il avait constaté qu’on voyait pratiquement tout sur ces étoiles en laiton – la moindre tache, le moindre grain de poussière. Il n’avait donc pas le choix, il fallait les frotter à intervalles réguliers.
Bossi trouvait que ces étoiles, quoiqu’un peu plus grandes qu’il ne l’eût souhaité, lui donnaient un air plus sage et plus intelligent. D’ailleurs, quand il se plaçait dans une certaine position en face du miroir, le buste incliné dans le bon angle, il se sentait en effet plus sage et plus intelligent.
Le rapport sur lequel il venait de passer deux heures dans sa soupente du commissariat central ne donnerait pas satisfaction au commissaire. Non que son enquête de la veille à Vérone se fût conclue par un échec (il avait au contraire
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