Les masques de Saint-Marc
découvert une foule de choses, beaucoup plus en fait qu’il ne s’y était attendu), mais elle ouvrait toute une série de questions auxquelles il ne serait pas facile de répondre, à son avis. Ce qu’il avait appris une fois de retour à Venise, en particulier, renforçait le mystère romanesque de cette affaire. Il sourit de plaisir. Lui, pour sa part, adorait les histoires de ce genre, et il regrettait que le commissaire ne partageât pas ce penchant.
Il s’assit de nouveau à sa table minuscule, ajouta quelques virgules à son rapport et, pour finir, consulta la pendule. Il était presque onze heures. L’inspection du café Florian à laquelle le commissaire procédait tous les matins s’étirait parfois en longueur, mais en général il débarquait au bureau vers onze heures. Bossi rassembla les deux feuilles de papier, les glissa dans une chemise et se leva. Puis il jeta un dernier coup d’œil dans le miroir pour vérifier les étoiles de ses épaulettes et sortit.
— La victime est bien montée dans le train à Vérone, annonça-t-il cinq minutes plus tard.
Il avait pris place en face de Tron, sur la chaise Thonet qui craquait à chaque mouvement, et avait posé son rapport sur le bureau.
— Le contrôleur se souvenait très bien de lui à cause de ses bagages inhabituels. Ou, pour être plus exact, de la caisse qu’il transportait avec lui.
L’inspecteur marqua une petite pause avant d’ajouter : — Il voyageait avec un cercueil.
— Comment ?
Bossi observa avec ravissement les yeux écarquillés du commissaire.
— Un cercueil en zinc soudé et scellé. D’après les documents administratifs, le défunt serait mort du choléra. Le bon de transport était au nom d’un certain M. Montinari.
— Donc, nous connaissons maintenant le nom de la victime, remarqua Tron.
L’inspecteur l’approuva.
— Qui a établi les documents ?
— Le certificat concernant le cercueil a été signé par un médecin de Peschiera. Quant au bon de transport, ce sont les chemins de fer.
— Si M. Montinari a été assassiné pendant le trajet, enchaîna le commissaire, le cercueil n’a pas pu être réceptionné à l’arrivée. Par conséquent, il devrait toujours se trouver à la gare.
— Ce serait le cas si personne n’était venu le chercher.
— Qui l’a récupéré ?
Préférant le laisser deviner par lui-même, Bossi se contenta de dire : — Un homme muni du bon de transport établi à Vérone.
— Il ne peut s’agir que de l’assassin, conclut son supérieur. À qui a-t-il parlé à la gare ?
— À l’employé responsable du fret, qui lui a remis le cercueil en main propre.
— Vous avez une description ?
— Taille moyenne, fort, rasé de près. Ni jeune ni vieux. Sans signe distinctif.
— Où se trouve le cercueil à présent ?
— À San Michele.
— Comment le savez-vous ?
— Un porteur a vu qu’on le chargeait sur une gondole une demi-heure après l’arrivée du train. Les deux hommes qui s’en occupaient sont fossoyeurs sur l’île des morts. Le hasard veut qu’il les connaisse.
— Est-ce que le meurtrier est monté à bord ?
— Ça, hélas, je l’ignore.
Tron prit une mine songeuse.
— Quelqu’un vient à Venise avec un cercueil. On le tue et on lui dérobe son cercueil. C’est étrange comme histoire…
— Vous croyez qu’il s’agit d’un vol ? demanda Bossi.
— L’œuvre d’un tueur professionnel à la solde d’obscures puissances ? se moqua le commissaire avec un sourire que son subalterne trouva quelque peu condescendant. Chargé de détourner le cadavre d’une personne morte du choléra ? Non, Bossi, je ne crois pas. Bien entendu, on ne peut pas exclure qu’il s’agisse d’un crime crapuleux, ni même d’un meurtre sur commande. Cependant, en règle générale, les histoires de la vraie vie sont beaucoup plus banales et n’offrent guère matière à un roman.
— Qu’est-ce que vous proposez, alors ?
Tron jeta un coup d’œil sur l’horloge accrochée près du portrait de l’empereur et lâcha : — Nous allons faire ce qui paraît s’imposer.
— Nous rendre à San Michele ?
— Exact. Même si j’ai du mal à croire que le cercueil y soit jamais arrivé. Tuer un homme et voler un cercueil pour aller l’enterrer soi-même à San Michele n’aurait vraiment aucun sens.
— Et si jamais vous vous trompiez ?
Tron ne put s’empêcher de rire.
— Dans ce cas, Bossi, vous me prêterez un de vos romans.
14
Vue du
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