Les masques de Saint-Marc
pressé, Alvise ! Un tiers des pots de chambre vendus à Vienne sortent de nos ateliers.
Tron ravala sa salive. De toute évidence, la princesse n’avait pas du tout lu dans ses pensées.
— Tu m’en vois ravi.
— Il y a juste un petit problème, poursuivit-elle. C’est que les chiffres sont trop bons.
Elle alluma une cigarette et expira la fumée par-dessus la table du salon.
— Plus nous vendons, plus les producteurs de Bohême renforcent leur pression. Nous devons trouver un expédient.
— Que veux-tu dire par là ?
— L’idéal, murmura-t-elle, serait qu’il arrive un malheur à l’impératrice…
Elle le scruta de ses yeux verts.
— Un petit incident qui, avec ton aide, se transformerait en grande joie.
Ciel, on aurait dit qu’elle exigeait de lui un coup monté ! Le commissaire jugea prudent de ne pas approfondir la question.
— Tu crois que j’aurais ainsi l’occasion d’évoquer les droits de douane ?
Maria esquissa un petit mouvement de la tête.
— Le couple impérial ne reste que quatre jours à Venise, objecta-t-il. Et le protocole est très strict. Cela laisse peu de place pour des petits malheurs. En dehors de cela, je crains que tu n’exagères l’influence de Sissi sur son époux.
— Si les rumeurs provenant de Vienne ne mentent pas, non ! déclara-t-elle avec un sourire de supériorité.
— Et que disent ces rumeurs ?
— Que l’impératrice intervient activement dans les affaires politiques. Et que François-Joseph se range de plus en plus souvent à son avis. Les mouvements nationaux se renforcent tous les jours et l’empereur n’a aucun remède.
— Quel est celui de Sissi ?
— Lâcher la bride et faire preuve de compréhension. Ce qui ne convient guère aux intrigants de la Cour et encore moins à la grande-duchesse Sophie.
— Comment sais-tu tout cela ?
— Par Hyazinth de Ronay, notre représentant à Vienne. Il connaît bien Ida Ferenczy, la lectrice de Sa Majesté.
— Tu crois que la présence de Sissi aux côtés de son mari cache des raisons politiques ?
— Cela ne me paraît pas exclu. Si tel était le cas, tant mieux pour nous ! On pourrait interpréter l’introduction de nouvelles taxes douanières comme un affront envers la Vénétie. Cette affaire ne représente pas seulement un enjeu économique, mais aussi politique.
— En d’autres termes, le destin de la monarchie austro-hongroise dépend de ton verre pressé, lâcha Tron.
La princesse, sourde à l’ironie de cette remarque, hocha la tête avec le plus grand sérieux.
— On pourrait le formuler ainsi, en effet.
— Je me demande quels projets amènent l’impératrice à Venise.
— Elle n’est pas obligée d’avoir en tête un plan précis. Sa simple présence suffit amplement car, à l’inverse de son mari, elle sait tout à fait disposer les gens en sa faveur. Tu es bien placé pour le savoir.
Au souvenir de leur rencontre, Tron sourit.
— Tu as raison ! Néanmoins, là n’est pas la question. Je n’arrive tout simplement pas à m’imaginer que son influence sur l’empereur soit aussi grande que tu le prétends.
— C’est ce que pensaient beaucoup de gens. Or ils se trompaient tous.
La princesse regarda son fiancé tout en écrasant sa cigarette.
— Veux-tu apprendre quelques informations concernant la Hofburg ?
— J’adore les informations sur la Hofburg ! répondit-il.
— Eh bien, cet été, François-Joseph et Sissi se sont déchirés.
— À quel sujet ?
— À propos de Rodolphe, le prince héritier. Et de son précepteur, le comte Leopold Gondrecourt. Un individu abject, protégé par la grande-duchesse Sophie.
La princesse fit une pause calculée.
— Que dirais-tu d’un précepteur qui réveille son élève en pleine nuit à coups de pistolet et l’asperge d’eau dans son lit ?
— Quel âge a le petit ? demanda le commissaire, curieux de découvrir l’objectif de cette digression.
— Six ans, répondit-elle.
— Je tiendrais cet homme pour un tortionnaire.
Elle hocha la tête.
— C’est également l’opinion de Sissi. Cet été, elle a écrit une lettre virulente à son mari : ou bien lui, ou bien moi.
Tron fronça les sourcils.
— Elle aurait demandé le divorce s’il avait refusé de renvoyer Gondrecourt ?
— Parfaitement.
— Et alors, que s’est-il passé ?
— Le comte Gondrecourt a été forcé de tirer sa révérence. Rodolphe a désormais un précepteur choisi par sa mère, un libéral. Au grand
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