Les masques de Saint-Marc
d’attentat. Toggenburg et compagnie disposeraient enfin d’un prétexte pour sévir.
Il but encore une goutte de madère.
— À ce propos, quel genre d’affaire ton Königsegg a-t-il conclu avec Ziani ?
— Ziani lui a dérobé un bijou, dit Tron.
— Et vous soupçonnez l’intendant en chef d’avoir commis le meurtre ?
Le commissaire secoua la tête.
— Non, il a un alibi à toute épreuve.
— Où est le bijou à présent ?
— Disparu sans laisser de trace.
— Qu’est-ce que vous avez l’intention de faire ?
— Je n’en sais rien. Les mèches nous tracassent.
— C’est peut-être juste un reste de la dernière fête du Rédempteur.
— Ziani était artificier ?
Son camarade fit une moue perplexe.
— Pas que je sache. Mais ce serait l’explication la plus bête.
Il sourit.
— Et en règle générale, les explications les plus bêtes sont les meilleures.
1 - Pardon. ( N.d.T. )
2 - XVIII e siècle. ( N.d.T. )
27
— Merveilleux ! s’exclama la princesse. Tu récupères le collier, tu saisis la poudre, tu interpelles les conspirateurs et tu arrêtes les deux assassins. Ensuite, Königsegg, l’impératrice et l’empereur te seront reconnaissants à vie. Il n’y a vraiment aucun problème.
D’un geste de la main, elle autorisa Moussada, qui venait de servir le dessert, à se retirer. Tron fut obligé de rire.
— Je dois les arrêter tout de suite ou je peux prendre le temps de terminer mon repas ?
Ce soir-là, le dessert se composait – ça tombait bien – d’un riz façon impératrice aux six trésors , c’est-à-dire un gâteau de riz parfumé au gingembre et couvert de sauce à la vanille, entouré d’une couronne de coupelles dont chacune contenait une sorte de fruits confits différente : des prunes, des ananas, des poires, des dattes, des cerises et des fraises.
— Je suis sérieuse, Alvise !
— Le problème demeure que nous avançons dans le noir. Nous ne savons absolument pas qui a tué Ziani et encore moins où le collier est passé.
Il se servit une grosse cuillerée de gâteau de riz et la décora de quelques cerises confites.
— Jusqu’à présent, tu es toujours parvenu à résoudre tes affaires, remarqua-t-elle.
— Oui, mais celle-ci est plus compliquée, et les enjeux beaucoup plus importants.
— C’est une chance unique !
Comme d’habitude, la princesse avait renoncé au dessert et s’était allumé une cigarette à la place.
— Quelle est la probabilité que des gens préparent pour de bon un attentat selon toi ?
— Toute la question est là, dit le commissaire. Un attentat, qu’il réussisse ou non, desservira notre image à l’étranger et entraînera une dure répression de la part des Autrichiens. Cela produirait l’inverse de l’effet escompté.
— Bref, tu veux dire qu’il s’agit de fous ? résuma-t-elle.
— Juste de nationalistes, rectifia-t-il, ce qui lui valut aussitôt un regard lourd de reproches.
— Les nationalistes ne sont pas des fous ! s’emporta-t-elle. Pourquoi t’es-tu battu, toi, en 1848 ?
— Notre devise était Vive Saint-Marc ! Pas Vive l’Italie !
Combien de fois s’étaient-ils déjà disputés à ce sujet ? Cent ? Mille ?
— Nous voulions le rétablissement de la République, pas la soumission à Turin. Je ne suis absolument pas convaincu que la laisse à laquelle vous voulez tous nous attacher soit beaucoup plus lâche que celle des Autrichiens. Les Piémontais ne parlent même pas un italien correct.
— C’est bien à toi de critiquer !
— Mon toscan n’a rien à envier au tien quand je m’en donne la peine !
Le commissaire inspira à pleins poumons et déclama :
— Nel mezzo del cammin di nostra vita, mi ritrovai per una selva oscura 1 …
La princesse au supplice ferma les paupières.
— Pauvre Dante ! Ton accent est affreux.
Elle rouvrit les yeux et but une gorgée de café.
— Au départ, je te rappelle, nous voulions discuter de ton enquête.
— La première hypothèse, reprit-il, ce serait donc une bande de nationalistes exaltés.
Il se resservit une copieuse portion de gâteau de riz.
— La deuxième, ce seraient les cercles ultras qui salueraient un attentat parce qu’ils pourraient ainsi prendre des mesures énergiques, non seulement envers l’étranger, mais aussi à l’intérieur.
— À l’intérieur ?
— Certains cercles n’ont toujours pas pardonné à l’empereur d’avoir signé la patente de février 2 en 1861, expliqua Tron. Depuis,
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