Les masques de Saint-Marc
à l’heure. Il se fait du souci à cause de ses dettes et s’est laissé entraîner dans une affaire malheureuse.
Zorzi garda le silence pendant quelques secondes. Puis il dit : — Passons dans mon bureau.
Quelques minutes plus tard, Tron constata que la vague de modernisation qui s’était abattue sur le casino Molin avait par bonheur épargné le bureau. Son camarade de classe possédait toujours son antique table de réfectoire. Rien n’avait changé non plus au niveau des tapisseries défraîchies et du magnifique plafond en bois. Après lui avoir offert un verre de madère et posé sur la table une coupelle en argent remplie de biscuits, Zorzi alla droit au fait.
— C’est Königsegg qui t’envoie ?
— Non, il n’est pas au courant de ma visite. Je viens pour l’homme avec lequel il a conclu cette affaire. Il paraît qu’il travaille chez toi. Son nom est Alessandro Ziani.
Le propriétaire du casino releva la tête avec surprise.
— Ziani travaille ici comme croupier le week-end. Qu’a-t-il fait ?
Fidèle au principe qui consistait à ne pas tourner longtemps autour du pot dans ce genre de situation, Tron répondit : — On l’a assassiné dans son appartement.
Pendant une fraction de seconde, Zorzi fixa son interlocuteur comme s’il s’agissait d’un spectre.
— Quand ?
— Cette nuit.
— Qui l’a tué ?
— Nous l’ignorons.
— Un cambriolage ?
— Je ne crois pas. Mais nous n’avons encore aucune certitude sur ce point. Pour l’heure, nous ne disposons pas de la plus légère piste.
— En quoi puis-je t’aider ?
Zorzi trempa un biscuit dans son madère et le porta à sa bouche. Le commissaire remarqua que sa main tremblait.
— Peux-tu me donner quelques renseignements sur ce Ziani ? Quel genre de vie menait-il ? Avait-il des ennemis ?
Zorzi ferma les yeux pendant quelques secondes. Quand il les rouvrit, il dit d’une voix presque normale : — C’était un bon croupier. Il parlait anglais et s’entendait bien avec les gens de Thomas Cook.
— Que sais-tu d’autre ?
— Pas grand-chose. Il était originaire de Padoue. Et il paraît qu’il aurait fait de la prison. Je ne peux pas te dire pourquoi.
Zorzi but une gorgée de madère, son visage reprenait des couleurs.
— Pour des raisons politiques peut-être ? suggéra Tron.
— Nous n’en avons jamais parlé.
— De quel bord était-il ?
— Ziani n’était pas un chaud partisan de l’empereur.
— Sais-tu s’il militait ? S’il entretenait des relations avec le Comitato Veneto ?
— Même si c’était le cas, il ne s’en serait pas vanté, rétorqua Zorzi d’un ton sec. Mais qu’est-ce qui te fait penser ça ? Tu prétendais à l’instant ne pas avoir la moindre piste.
Exact, c’est ce qu’il avait prétendu. La question de son camarade était plus que justifiée. Néanmoins, Tron estima préférable de ne pas lui raconter l’histoire du cercueil et de la poudre explosive.
— Nous avons trouvé une bobine de mèche dans l’appartement. Or certaines rumeurs parlent d’un attentat contre la vie de l’empereur.
Zorzi roula des yeux.
— C’est ridicule, Tron !
— Qu’est-ce qui est ridicule ? L’idée qu’on projette un attentat ou que Ziani ait pu être impliqué ?
— Les deux, répliqua son camarade. Tout le monde sait bien que le départ des Autrichiens n’est plus qu’une question de temps. D’où sort cette rumeur ?
— L’un de mes hommes l’a entendue dans la bouche de son coiffeur.
— Et c’est pour cela que tu enquêtes ?
— Le coiffeur la tient d’un client, qui la tient lui-même de son boulanger, lequel la tient à son tour d’un autre client, etc. La Kommandantur ne s’intéressera jamais à une simple rumeur, répondit Tron. Hélas, nous ne sommes pas chargés de la sécurité de l’empereur. On nous considère comme trop peu fiables du point de vue politique. La police militaire s’occupe de protéger François-Joseph toute seule.
Le propriétaire du casino Molin souffla avec mépris.
— Si jamais il devait y avoir un complot, la police militaire serait bien incapable de le démasquer.
— Un attentat contre la vie de l’empereur serait une catastrophe, poursuivit Tron. Pour Venise autant que pour l’Autriche.
« Et pour les affaires de la princesse », pensa-t-il en son for intérieur.
Son camarade l’approuva.
— Cela étant, dit-il, je suis prêt à parier que les cercles réactionnaires se réjouiraient d’une tentative
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