Les masques de Saint-Marc
et les alcôves.
De la fenêtre par où il observait son supérieur, il ne distinguait pas la mine du commandant de police. Toutefois, sa démarche alerte indiquait qu’il avait passé un moment agréable à la montagne. Il était presque midi, cela faisait deux heures que le rapport de Bossi attendait sur son bureau. Tron présumait qu’il lui faudrait une bonne demi-heure pour en venir à bout. L’inspecteur avait bien entendu signalé que Zorzi avait pris le train de Vérone à Venise le dimanche soir. En revanche, il avait tu qu’il pouvait s’agir d’une pure coïncidence puisque cette remarque constituerait déjà une appréciation des événements. Or le commissaire et lui avaient convenu que le rapport ne renfermerait que des faits bruts.
Ces faits, Tron devait l’admettre, ne parlaient pas en faveur de son ancien camarade de classe. Néanmoins, il avait toujours du mal à se le représenter sous les traits d’un tueur professionnel , d’un homme qui tordait le cou de ses victimes avec sang-froid, telle une cuisinière le cou de ses poulets. Non, pensa Tron, impossible. En même temps, il y avait beaucoup de choses qu’il ne parvenait pas à concevoir. Il n’aurait par exemple jamais imaginé que Zorzi eût pu participer à la guerre de Crimée dans les rangs de l’armée de Sardaigne.
À une heure, le sergent Kranzler, le nouveau souffre-douleur de Spaur, frappa à la porte de Tron et lui apprit que leur chef désirait le voir. Le commissaire se rendit donc aussitôt dans le bureau de son supérieur où il découvrit le tableau habituel : le commandant de police était confortablement assis devant trois photographies de Mlle Violetta et une grande boîte de confiseries de chez Demel, toute neuve, qu’il avait inscrite sur sa note de frais, comme Tron venait de l’apprendre par une indiscrétion. Un souvenir de son séjour à la montagne, à savoir une veste en loden, rehaussait l’atmosphère de détente. Cependant, le baron semblait avoir pris connaissance du rapport étalé sur son bureau.
— Je vous félicite, commissaire !
Sa main, en chemin vers une praline, fit un détour pour désigner le rapport de Bossi.
— Voilà du bon travail !
Spaur prit un bonbon enveloppé dans un papier bleu qu’il défit à l’aide du pouce et de l’index. Puis il se pencha en avant, ouvrit la bouche et posa la praline sur sa langue tout en froissant le papier de l’autre main.
— Il faut plutôt féliciter l’inspecteur Bossi, remarqua le commissaire. C’est lui qui a établi que Zorzi avait pris le train dimanche soir, pas moi. Et sans le colonel Holenia, nous n’aurions jamais découvert cette piste.
— Et maintenant ? Que faire, à votre avis ?
— Nous avons détecté un attentat dont l’armée n’a pas la moindre idée, dit Tron. Ce résultat nous honore et ridiculise Toggenburg. Nous ferions bien de nous en tenir là.
— Mais ce Zorzi ? Vous le connaissez, n’est-ce pas ? Que pensez-vous de lui ?
— Je ne crois pas qu’il ait tué les deux victimes. Sa présence dans le train de Vérone peut très bien relever du hasard. Si c’est le cas, nous avancerons dans le brouillard. Or l’empereur arrive demain.
— Vous pensez l’armée capable d’arrêter ces individus d’ici là ?
Tron secoua la tête.
— Non, bien sûr ! En revanche, le commandant de place pourrait modifier l’emploi du temps de l’empereur.
— Vous voulez dire annuler toutes les apparitions officielles de Sa Majesté ?
— Oui, si nécessaire.
— François-Joseph n’acceptera jamais ! D’ailleurs, je doute que Toggenburg se risque à une telle proposition.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on lui reprocherait son incompétence. On lui demanderait pour quelle raison c’est nous qui avons découvert ce projet d’attentat, et pas eux .
L’idée parut lui plaire à l’extrême, il sourit d’un air sournois.
— Quelle autre solution lui reste-t-il si la police militaire ne parvient pas à mettre la main sur les conjurés d’ici demain après-midi ? demanda Tron.
Spaur haussa les épaules.
— Jouer la vie de l’empereur à la roulette russe. Ne rien changer au programme et espérer que tout se passera bien.
Le commissaire se rappela le jugement d’Holenia sur l’armée autrichienne.
— À moins qu’il n’espère le succès de l’attentat…
Son supérieur fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Le colonel Holenia estime qu’au sein de l’armée,
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