Les masques de Saint-Marc
mon intuition me dit qu’il est déjà en chemin.
Comme Tron l’avait prédit, l’inspecteur se présenta une demi-heure plus tard. Massouda ayant reçu l’ordre de ne pas l’annoncer, mais de l’introduire sur-le-champ, Bossi ouvrit la porte sans manières, après avoir frappé brièvement, et apparut sur le seuil. Son chef se leva pour lui serrer la main, mais aussi pour mieux l’observer pendant son entrée dans le salon de la princesse, un spectacle dont il ne se lassait pas. Fier d’être reçu au palais Balbi-Valier, l’inspecteur s’avançait en levant le menton. En même temps, la gêne qu’il éprouvait devant le luxe ostentatoire des lieux lui faisait rentrer la tête dans les épaules. Le résultat de ces deux mouvements contradictoires était que son buste se retrouvait dans une position critique et que le jeune homme tanguait au-dessus du tapis. Il alla s’asseoir sur le divan.
— Ainsi donc Zorzi n’était pas au casino dans la nuit de dimanche à lundi, devina le commissaire en lui tendant un café et un gâteau car, le soir, dans le salon de la princesse, on se servait soi-même.
L’inspecteur écarquilla les yeux.
— Comment êtes-vous au courant, commissaire ?
— Je suppose que vous n’avez eu aucun mal à l’établir, expliqua son supérieur. Sans doute le saviez-vous dès hier après-midi.
Bossi hocha la tête.
— C’est juste.
— Or si Zorzi avait été là, vous m’auriez aussitôt prévenu. Par conséquent, j’en déduis qu’il était absent et que vous avez passé la journée à enquêter pour découvrir où il se cachait. À en juger par votre mine, vous avez obtenu des résultats intéressants.
— Holenia avait raison, déclara l’inspecteur.
— Que voulez-vous dire ?
— Dimanche, Zorzi s’est rendu à Vérone et il est revenu par le train du soir.
La princesse se pencha vers lui.
— Vous en êtes sûr, inspecteur ?
— J’ai un témoin. Un des quatre gondoliers travaillant pour le casino Molin l’a conduit à la gare dimanche matin et est allé le rechercher dans la nuit.
— Il a peut-être pris ce train pour une tout autre raison, objecta le commissaire.
— Vous croyez qu’il peut s’agir d’un hasard ?
— Oui, c’est possible. Avez-vous demandé s’il était au casino jeudi soir, au moment où Ziani a été assassiné ?
Bossi secoua la tête.
— Non, mais je ne serais pas surpris s’il avait été absent. Et si on retrouvait le collier chez lui.
Il réfléchit un instant, puis reprit sur un ton badin : — Il paraît qu’il possède un logement près des Gesuati. Je doute qu’il ait dissimulé le collier au casino.
— Enfin, Bossi ! Nous ne savons même pas s’il a à voir avec cette affaire.
— Nous n’avons pas de preuve tangible, admit l’inspecteur. Mais nous pourrions nous en procurer une. Notre petite excursion sur l’île des morts n’était pas très légale non plus.
— Voilà une idée originale ! s’exclama Tron dans un éclat de rire. Toutefois, vous n’êtes pas le premier à l’avoir eue. La princesse m’a déjà suggéré tout à l’heure de fouiller son appartement.
Bossi reposa sa tasse de café.
— Qu’attendons-nous alors ?
— Le verdict de Spaur. Je propose qu’entre-temps, vous rédigiez un rapport et que j’aille lui parler demain matin.
— Que va-t-il décider, selon vous ?
— Nous avons déjà tellement fait avancer l’enquête qu’on ne pourra plus nous oublier au moment de distribuer les récompenses, dit Tron en se servant un cinquième éclair. En revanche, si nous continuons seuls, nous misons tout sur une seule carte. À mon avis, le commandant va transmettre le dossier.
37
La gondole de Spaur descendit le rio di San Lorenzo sans hâte, évita avec habileté un bateau de légumes et s’arrêta au pied du commissariat. Comme il pleuvait, le felze au-dessus des fauteuils était fermé. Le commandant de police mit un certain temps à sortir de la petite tente noire. Tron supposa que Mlle Violetta était elle aussi à bord et que les adieux s’éternisaient. Avaient-ils parlé, à Asolo ? Mlle Violetta avait-elle donné un conseil à son amant ? Une soubrette du théâtre Malibran allait-elle à présent décider du sort de l’empereur d’Autriche-Hongrie ? Le commissaire n’en serait pas surpris. Il était en effet persuadé que les événements importants dans le cours de l’histoire ne se produisaient pas sur les champs de bataille, mais dans les cuisines
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