Les masques de Saint-Marc
hypothèse fort peu probable, ou bien il l’avait démonté et remis en place pour une tout autre raison. Zorzi le retira à son tour et le posa sur le sol avec précaution. Puis il enleva le papier journal qui obstruait les deux extrémités et découvrit, enveloppé dans une pièce de lin grossier, un fusil muni d’une crosse métallique démesurée. L’ancien soldat s’y connaissait suffisamment pour se rendre compte aussitôt qu’il s’agissait d’un fusil à vent *, une arme prohibée à juste titre car elle constituait l’instrument idéal pour perpétrer un attentat.
Par ailleurs, il sortit d’une bourse en velours rouge le collier en or qu’il recherchait, protégé par une feuille de papier journal, une demi-douzaine de cartouches et un petit billet sur lequel étaient imprimées quatorze rangées de lettres, sans doute un message codé. En se penchant dessus, Zorzi faillit éclater de rire. Il s’était attendu à une substitution monoalphabétique complexe ou à un chiffrage pour lequel il fallait une clé que, bien entendu, il ne connaîtrait pas. Or en réalité, il s’agissait d’une primitive transposition de type palissade que n’importe quel petit garçon était capable d’élucider.
Le contenu du message était à vrai dire beaucoup moins drôle. Le crime aurait lieu jeudi. L’heure et le lieu demeuraient flous. Mais une chose était sûre : l’auteur de l’attentat porterait un uniforme de lieutenant des chasseurs impériaux et utiliserait un fusil. Cet individu ne travaillait pas pour les services d’espionnage piémontais, mais pour quelqu’un qui connaissait dans le détail le déroulement de la visite officielle tenu secret. Quelqu’un qui appartenait donc à l’entourage immédiat de l’empereur.
Zorzi se releva. Il avait soudain si froid qu’il se mit à trembler. Il s’efforça de reprendre son calme, remballa le fusil dans le carré de lin et le glissa dans le tuyau avec la bourse en velours. Ensuite, il reboucha les deux extrémités à l’aide du papier journal et remit le tuyau en place, non sans avoir glissé dans la poche intérieure de sa redingote une cartouche et le message codé. Il ne voulait pas quitter les lieux les mains vides.
En se pressant, il pouvait arriver au palais Balbi-Valier un quart d’heure plus tard. Et d’ici une demi-heure, Tron se tiendrait en embuscade avec une troupe de policiers armés. Il arrêterait Boldù et obtiendrait toutes les preuves souhaitables. Jamais il n’aurait fait une aussi belle prise. Toggenburg et Lamasch étaient fichus.
C’était une perspective réjouissante, exaltante même. Voilà pourquoi, sans doute, Zorzi ne fut pas choqué par le spectacle qui s’offrit à sa vue. La poignée s’abaissa avec lenteur. Puis la porte menant à la cuisine s’ouvrit dans un mouvement presque tranquille. Boldù ne le fixait pas d’un air sombre, mais lui souriait de manière presque polie. À ceci près qu’il tenait un revolver à la main et que ses yeux ne souriaient pas. Ils étaient au contraire froids comme la glace.
— Je crois, dit-il, que vous me devez quelques explications.
Boldù baissa le bras, mais Zorzi nota que le chien restait enclenché. La distance entre eux se montait à moins de quatre pas ; il savait qu’il n’avait aucune chance. Boldù avait deux crimes à son actif, il n’hésiterait pas à en commettre un troisième. Son seul espoir résidait dans une bonne histoire. Une histoire crédible.
— Tron est au courant, déclara-t-il sans réfléchir.
La fermeté de sa voix l’étonna lui-même. Pendant un moment, Boldù sembla troublé.
— Au courant de quoi ?
— Que vous êtes venu à Venise pour préparer avec nous un feu d’artifice patriotique.
Boldù sourit à nouveau.
— Il n’a aucune idée de mon existence.
— Vous vous trompez ! Il connaît vos intentions réelles et la raison de votre venue.
— Et quelle est la raison de ma venue ?
— Saboter notre projet et tuer l’empereur jeudi prochain.
Le sourire s’évanouit tout à coup sur le visage de Boldù. Son menton se crispa. Il dévisagea son adversaire d’un regard pénétrant.
— Comment sait-il cela ?
— Quelqu’un a parlé.
— Qui ?
— Un officier, prétendit le propriétaire du casino. Un homme qui a jugé préférable de ne pas s’adresser à l’armée.
— Pourquoi le commissaire ne m’arrête-t-il pas ?
— Parce qu’il ne peut pas interpeller un soldat. Il m’envoie vous faire une
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