Les masques de Saint-Marc
rencontrer sur un bateau ?
— C’est sûrement là que se trouve la poudre.
— Donc, il est lui aussi impliqué dans cette affaire ?
— Cela dépend de ce que tu entends par impliqué , dit Tron. J’ai toujours du mal à croire qu’il puisse avoir tué deux personnes.
— Tu emmènes Bossi ?
Le commissaire secoua la tête.
— Non, il faut que je parle à Zorzi en tête à tête.
— Que penses-tu faire si la poudre explosive se trouve bel et bien sur ce bateau ?
— Nous la saisirons dès ce soir et attendrons demain pour nous demander quelle version il vaut mieux présenter.
Tron sourit.
— Quoi qu’il en soit, cette affaire promet de ridiculiser Toggenburg.
Maria se cala dans la méridienne d’un air satisfait et saisit son étui à cigarettes.
— En revanche, François-Joseph sera à nos genoux.
Le commissaire doutait que l’empereur soit vraiment à leurs genoux , mais le moment paraissait malvenu pour discuter cette question. Il demanda :
— Ton gondolier peut-il me déposer sur le Patna ? Il n’aura pas besoin de m’attendre. Je rentrerai avec Zorzi.
Au fond, songea Tron, c’était une folie de prendre une gondole par un temps pareil. Il aurait pu aller à pied jusqu’à la punta di Santa Marta et, une fois sur place, chercher quelqu’un pour le transporter à bord. Quand ils sortirent de l’étroit rio di San Vio pour s’engager sur le large canal de la Giudecca, la pluie s’intensifia. De grosses gouttes drues s’abattaient sur l’eau noire. Le commissaire ne put s’empêcher de penser à l’Achéron, le fleuve des enfers grecs. Le gondolier de la princesse ne rappelait-il pas Charon, le passeur des âmes, avec sa sombre pèlerine munie d’une capuche ?
Quoi qu’il en soit, ils avançaient à une vitesse d’escargot. Il leur fallut une bonne vingtaine de minutes pour atteindre le virage à angle droit au bout du canal et apercevoir la surface nue de la plage. Peu à peu, Tron distingua aussi les navires amarrés devant la punta di Santa Marta, des bâtiments noirs aux contours imprécis se détachant à peine du ciel gris foncé à l’arrière-plan. Depuis un bon moment, il se demandait comment il ferait pour reconnaître le Patna dans l’obscurité. À présent, il comprenait pourquoi Zorzi s’était abstenu de toute précision.
Sur la demi-douzaine de bateaux à l’abandon, un seul avait allumé ses feux de position. Il mouillait à l’écart de la petite flotte, presque en face du Champ de Mars. En approchant, le commissaire vit qu’à tribord, une lampe à pétrole éclairait le nom du paquebot inscrit sur le caisson de la roue hydraulique. Une autre lampe fixée au bastingage jetait une lueur tremblante sur le sandalo de Zorzi, attaché au pied de l’échelle de coupée.
« Patna . Un drôle de nom », se dit Tron. N’était-ce pas une ville au nord de l’Inde, que Marco Polo avait visitée en chemin vers le Catai 1 ? Il se leva sans tenir compte de la pluie qui ruisselait sur son visage et sauta dans la barque. Puis il gravit l’échelle de coupée pour atteindre le pont.
Là encore, Zorzi avait veillé à ce qu’il ne se perdît point. Une troisième lampe à pétrole éclairait un escalier. Par prudence, le commissaire se retint à la rampe de peur de glisser sur les marches. Une fois en bas, il découvrit une porte, baissa la poignée et entra.
La cabine était plus grande qu’il ne s’y attendait. En dehors d’une chaise et d’un bureau rectangulaire sur lequel son camarade avait posé une bougie, elle était vide. De chaque côté, trois hublots étaient à moitié cachés par des rideaux, et le plafond était percé d’un panneau de pont qu’il n’avait pas remarqué de l’extérieur. Dans la cloison du fond, il aperçut une deuxième porte. Une odeur de cigarette froide planait dans l’air. Tron se rappela que le vendredi précédent, au casino, Zorzi avait en effet fumé. Il retint son souffle. En dehors de la pluie crépitant sur le panneau de pont, il n’entendait rien.
— Zorzi ? Tu es là ?
Comme il ne recevait aucune réponse, il fit quelques pas dans la pièce avant de répéter sa question, un peu plus fort cette fois.
— Zorzi ? Tu es là ?
À nouveau, pas de réponse. En revanche, il perçut un sifflement dans la cabine voisine. Le bruit s’intensifia, se mua en un hurlement strident avant qu’une terrible explosion déchire l’air d’un coup. La porte jaillit de ses gonds et vint percuter le bureau. Une
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