Les masques de Saint-Marc
l’établissement relevait de l’armée autrichienne, une combine avantageuse puisque, de cette manière, il ne payait pas d’impôt. Toutefois, la contrepartie consistait en pots-de-vin à verser aux deux officiers. Or depuis quelques mois, ceux-ci avaient accru leurs exigences sans vergogne. Zorzi avait donc plus d’une fois souhaité leur mort, d’autant qu’il avait perçu des signes lui faisant croire qu’on prolongerait sa licence à des conditions plus civiles au cas où Toggenburg et Lamasch viendraient à disparaître.
C’était à n’en pas douter le sort qui les attendait si quelques douzaines de fusées tricolores explosaient au-dessus de la place Saint-Marc. Pouvait-on concevoir une preuve plus flagrante de leur incompétence qu’un feu d’artifice vert, blanc et rouge en présence de l’empereur ? Non, impossible. La tête de Toggenburg tomberait à coup sûr. Et après elle, celle de Lamasch.
Seulement, au cours de sa conversation avec Tron, Zorzi en était aussi venu à se demander si leurs têtes ne tomberaient pas tout autant dans l’éventualité où le commissaire déjouerait un complot dont la Kommandantur ne soupçonnait même pas l’existence. De fait, rien ne s’opposait à ce qu’il envoie son ancien camarade de classe sur le Patna et lui procure par la même occasion le collier que Boldù conservait selon toute probabilité dans son appartement.
La cloche des Gesuati sonna sept coups. Zorzi estima qu’il disposait d’au moins une heure avant le retour de Boldù. Il était en effet prévu que les complices fabriquent ce jour-là les dernières fusées afin de commencer à les installer sous les combles des Anciennes Procuraties le lendemain. Ils en auraient sans doute jusqu’à huit ou neuf heures. Il ne lui faudrait pas si longtemps pour passer le logement au peigne fin.
Zorzi sortit la clé de sa poche, alluma sa lanterne sourde et éclaira le montant de la porte. Très vite, il découvrit ce qu’il cherchait, à savoir un minuscule morceau de papier glissé entre l’encadrement et le vantail. Il l’enleva et le glissa dans sa poche pour le remettre en place à son départ.
L’appartement se composait de deux pièces contiguës : la cuisine et, au fond, la chambre à coucher. Zorzi commença par la cuisine. Une bouteille de vin entamée, un verre vide et une gondole en verre pressé contenant un mégot étaient posés sur la table. La modeste vaisselle dans le placard ainsi que le fourneau en briques n’avaient de toute évidence jamais servi. Il n’aurait pas été très malin de cacher le collier dans ce foyer plein d’orifices, mais comme Boldù s’était peut-être justement dit la même chose, il ne resta plus au propriétaire des lieux qu’à examiner chaque trou, chaque trappe, chaque grille. En vain. Même la grande cruche posée sur la plaque ne contenait qu’un reste d’eau pas fraîche.
Zorzi entra dans la chambre et ferma la porte par précaution. Là, il reconnut l’armoire, le lit et la table de chevet supportant une lampe à pétrole. Dans un angle, un poêle en fonte, rond, était relié au mur par un long conduit en briques, pareil à un avant-corps. Dans l’armoire se trouvaient un manteau, une redingote, quelques chemises, des sous-vêtements et – à sa grande surprise – un sac contenant un uniforme des chasseurs impériaux. Les deux étoiles cousues sur les pattes d’épaule correspondaient au rang de lieutenant. Ziani, qui avait accueilli Boldù à la gare, n’avait parlé que d’une valise, pas d’un sac. Boldù avait donc dû se procurer l’uniforme à Venise. Mais pour quelle raison ?
La valise en cuir grenu, rangée au-dessus de l’armoire, était vide. Elle ne présentait pas de compartiment secret ni de double fond. Zorzi s’approcha alors du lit. Il souleva les couvertures, secoua les oreillers, tâta le matelas avant de regarder au-dessous. Rien non plus. Pour finir, il s’agenouilla devant le poêle froid, qui n’avait sans doute pas servi depuis longtemps, ouvrit la trappe et inspecta les quelques cendres avec le tison. Toujours sans résultat.
Il était vraisemblable, se dit-il quelques instants plus tard, qu’il n’aurait jamais trouvé la cachette si son regard ne s’était pas arrêté sur un petit tas de suie juste au-dessous du tuyau incliné qui reliait le foyer au conduit de la cheminée. Après vérification, il constata que ce tuyau bougeait. Ou bien Boldù avait tenté de le réparer,
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