Les masques de Saint-Marc
queue de poisson. Tron entra dans le vestibule où un employé hautain refusa de prévenir le patron. Le directeur était occupé et souhaitait ne pas être dérangé. Le regard qu’il jeta sur la redingote de l’intrus se passait de commentaire. Il fallut que Tron lui présentât sa toute nouvelle carte – une idée de Bossi – pour qu’il condescende à l’annoncer.
Dès qu’il pénétra dans le bureau, Tron comprit pourquoi son ancien camarade de classe préférait ne pas être dérangé. Son immense table de réfectoire était recouverte de jetons en ivoire ou en ébène et de billets dans toutes les monnaies du monde. Un grand livre de comptes où l’on distinguait des colonnes de chiffres s’étalait sous son nez. Au lieu d’une banale lampe à pétrole à l’odeur désagréable, un élégant candélabre à quatre branches supportait des bougies de cire. Pour couronner le tout, Zorzi ne se servait pas d’une plume en acier, mais d’une plume de corbeau démodée.
Le commissaire refusa le madère que son ami lui proposa. Cette fois, ce fut lui qui alla droit au but.
— Je suppose que tu sais pourquoi je suis ici, dit-il.
Zorzi posa sa plume de corbeau et saupoudra un peu de sable fin sur les chiffres qu’il venait d’inscrire dans son livre de comptes. Il dévisagea son hôte.
— Il s’agit de Ziani ? Vous avez progressé ?
Tron devait reconnaître que son camarade conservait une remarquable maîtrise de soi.
— Nous avons résolu l’affaire, annonça-t-il.
— Vous n’avez pas traîné ! le félicita Zorzi sans rien laisser paraître. Alors, il s’agit d’un cambriolage ?
Le commissaire secoua la tête.
— Non, il a été assassiné par quelqu’un qui se sentait menacé.
— Vous avez arrêté l’assassin ?
— Pas encore.
— Pourquoi ?
— Parce que nous voudrions lui proposer un arrangement. Il nous livre la poudre explosive, et en échange, nous mettons fin à l’enquête.
L’offre était limpide. Pourtant, Zorzi ne semblait pas encore prêt à l’entendre.
— Je ne comprends rien à ce que tu racontes.
— Dans ce cas, je vais reprendre du début, dit Tron. Quelques personnes préparent un attentat contre l’empereur.
— Tu t’en doutais déjà vendredi dernier.
— Maintenant, nous avons des preuves.
— Quel genre ?
— La poudre explosive a été introduite en fraude dimanche dernier, au moyen d’un cercueil, expliqua le commissaire. L’enterrement a eu lieu le lendemain. Ensuite, on a violé la tombe pour récupérer la poudre.
— Comment sais-tu tout cela ?
— Nous avons trouvé des traces de poudre explosive au fond du cercueil.
— Et qu’est-ce qui t’a mis sur la voie du cercueil ?
— Un meurtre commis dans le train de Vérone dimanche soir. Le lundi, on a repêché dans la lagune l’homme chargé du transport, la nuque brisée. L’assassin a livré la marchandise à sa place.
Zorzi plissa le front.
— C’est absurde ! Pourquoi aurait-il agi ainsi ?
— Parce qu’il a reçu la mission de déjouer l’attentat.
Le directeur du casino se pencha au-dessus de la table d’un air hébété. Tron avait le sentiment étrange qu’il ne jouait pas la comédie.
— Déjouer l’attentat ?
— Les renseignements piémontais ont eu vent du complot, poursuivit le commissaire. Ils ont donc introduit un mouchard, ce qui ne présentait aucune difficulté puisque les membres du groupe de Venise ne connaissaient pas la personne chargée de transporter la marchandise. Turin n’a rien à gagner à un attentat contre la personne de François-Joseph.
Le visage de Zorzi exprimait la plus extrême sincérité.
— Pourquoi n’ont-ils pas tout simplement fait signe aux autorités impériales ?
— Parce qu’ils ne font pas plus confiance à l’armée autrichienne qu’à la garde civile !
— Dans ces conditions, comment expliques-tu le meurtre de Ziani ?
— Nous supposons qu’il nourrissait des soupçons qu’il avait gardés pour lui.
— On l’a tué pour l’empêcher de parler ?
Tron hocha la tête.
— Oui, on dirait bien.
— Mais qui l’aurait tué ?
— C’est là toute la question, lâcha le commissaire sans s’énerver. Et comme l’empereur arrive demain après-midi, le temps commence à presser.
— Je ne comprends pas pourquoi tu ne confies pas cette affaire à la Kommandantur. Vendredi, tu disais préférer attendre parce qu’il s’agissait d’une simple rumeur. Tu es plus avancé à présent.
Tron balança
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