Les masques de Saint-Marc
proposition.
— Je vous écoute.
— Tron exige que vous quittiez la ville, annonça Zorzi d’un ton solennel.
Il avait le sentiment que la conversation prenait un tour favorable.
— Que vous partiez à Vérone par le premier train demain matin.
Le visage de Boldù demeurait impassible.
— Et si je refuse ? Si je vous tue ?
— Vous commettriez une erreur. Le commissaire m’attend au palais Balbi-Valier. Nous avons convenu que je me manifesterai cette nuit. Sinon, le commandant de police s’adressera à l’officier d’ordonnance de l’empereur dès la première heure.
Boldù fit un pas dans sa direction. Puis il secoua la tête et le fixa d’un air triste.
— Ne vous inquiétez pas, vous allez vous manifester.
La main tenant le revolver se leva. Quand Zorzi comprit ce qui se passait, il était déjà trop tard. La dernière chose qu’il perçut fut le jet de flamme sortant du canon. La fumée bleue et l’odeur âcre de la poudre envahissant la chambre lui échappèrent.
En temps normal, Boldù aurait préféré une méthode moins bruyante, mais il avait hésité à en venir aux mains avec le Vénitien. En outre, il doutait que quiconque pût entendre le coup de feu. Il pleuvait de plus en plus fort, un vent violent secouait les volets. Ce n’était pas un temps à faire une promenade, mais des conditions idéales pour régler une affaire en toute discrétion.
Il mit le cran de sureté, rangea l’arme et s’agenouilla devant sa victime allongée par terre, les jambes repliées. La balle l’avait frappée entre les deux yeux. Avant de quitter ce monde, Zorzi n’avait pas dû ressentir plus qu’une douleur violente et brutale. Ses paupières étaient toujours ouvertes, Boldù les effleura avec le plat de la main pour les clore.
Il lui faudrait à peine quelques minutes pour porter le corps jusqu’à la fondamenta degli Incurabili et le déposer dans le sandalo . Ensuite, il irait à la rame jusqu’au Patna , placerait les charges explosives au bon endroit et les relierait au moyen de mèches. « Quelle chance, pensa-t-il, que le matériel nécessaire se trouve à bord : des cordeaux de toutes sortes, des kilos de poudre de première qualité, des mortiers, des amorces, tout, absolument tout ! » Son seul regret était au fond qu’ils possédaient trop de poudre, si bien que les fusées déjà prêtes passeraient inaperçues au moment où le bateau exploserait.
Il n’eut pas à chercher longtemps les clés de Zorzi, elles étaient rangées dans la poche gauche de sa redingote. Comme il l’avait suivi quelque temps auparavant, il savait où il habitait. En interrogeant les voisins, il avait même appris qu’il vivait seul et que son employée de maison ne venait qu’un jour sur deux, le matin. Il ne lui faudrait de toute façon que quelques minutes. En plus, l’appartement était tout proche. Un des avantages de Venise était qu’on pouvait tout faire à pied.
Après, il irait dans un café et écrirait à Tron. Il n’aurait aucun mal à trouver quelqu’un pour porter son billet au palais Balbi-Valier. Puis il rentrerait et prendrait le sandalo pour rejoindre le Patna . Il aurait assez de temps pour préparer le spectacle et se chercher une petite place bien au chaud où attendre le commissaire en toute tranquillité. À la manière d’un comité d’accueil en quelque sorte.
41
La pendule dorée qui trônait sur la cheminée dans le salon de la princesse retentit une nouvelle fois, comme tous les quarts d’heure. Hélas, les minutes d’ordinaire si rapides se traînaient ce soir-là avec une lenteur désespérante du fait que Zorzi aurait dû s’être manifesté depuis un bon moment déjà et que Tron se demandait s’il avait eu raison de lui faire confiance.
Après le dîner, la princesse et lui étaient passés au salon pour s’y consacrer à leurs activités coutumières : Maria, son inévitable crayon rouge à la main, corrigeait des documents commerciaux tandis que lui relisait les épreuves du prochain numéro de l’ Emporio della Poesia . Pouvait-on concevoir plus grand bonheur que s’occuper de poésie dans le salon bien chauffé du palais Balbi-Valier, vêtu d’une veste d’intérieur légère, avec une coupe de fruits candis à portée de main, pendant qu’au dehors une froide pluie d’automne battait sur les vitres ? Non, se dit-il, on ne pouvait pas.
Sauf que ce jour-là, il avait gardé sa redingote, parce qu’il s’apprêtait à ressortir
Weitere Kostenlose Bücher