Les murailles de feu
protégèrent leurs navires en feu, dont la fumée obscurcissait l’horizon, tandis qu’alentour flottaient des poutres défoncées, des espars, des rames cassées et les cadavres des marins dérivant dans le courant. Il sembla que les Grecs et les Perses ne fussent plus des antagonistes, mais les partenaires d’un pacte secret destiné à ensanglanter la terre et la mer de leurs sangs mélangés. Le ciel même ne fut plus ce royaume peuplé de témoins qui donnaient un sens aux événements d’ici-bas, mais une paroi d’ardoise, indifférente et vide. Les pierres du Kallidromos, qui dominait le carnage, parurent incarner cette froideur. Les oiseaux les avaient désertées. On n’y voyait plus rien de vert sur le sol ni dans les roches.
Seule la terre offrait de la clémence. C’était une soupe puante. Les pieds des guerriers y pataugeaient jusqu’à la cheville et, quand ils se battaient, ils s’y enfonçaient jusqu’au mollet, puis ils glissaient, tombaient à genoux et se battaient dans cette position. Les doigts pétrissaient la fange ensanglantée, les orteils dérapaient, les dents des mourants s’y enferraient comme pour y creuser leurs tombes. Des fermiers qui avaient pris plaisir à effriter dans leurs mains les mottes fertiles de leur terre, lourde de promesses de moissons, rampaient là sur le ventre dans cette terre hostile, tentant de préserver leur dos de l’acier sans merci.
Le deuxième jour, je vis les frères Alphée et Maron abattre six ennemis si vite qu’il me sembla que les deux derniers fussent morts avant que les deux premiers se fussent écroulés. Combien en tuèrent-ils ce jour-là ? Cinquante ? Cent ? Il eût fallu un Achille ennemi pour les abattre à leur tour. Toute la journée les champions de Sa Majesté se succédèrent, vague après vague, sans qu’il n’y eût plus d’intervalle pour distinguer entre les nations et les contingents. La rotation des forces organisée le premier jour par les Alliés devint impossible. Des compagnies refusèrent de leur propre chef de quitter le front. Les servants prenaient les armes de leurs maîtres morts et poursuivaient le combat.
Les soldats ne prenaient plus le temps de pousser des cris de triomphe ni de s’encourager mutuellement. Pendant les répits qui leur étaient offerts, ils s’écroulaient simplement, muets, hagards, parmi ceux qui étaient tombés par monceaux. L’existence était devenue un tunnel entre les murs de la mort, sans espoir de secours ni de délivrance. Le ciel, le soleil et les étoiles avaient cessé d’exister. Il ne restait que la terre, qui semblait attendre aux pieds de chaque homme ses entrailles répandues, ses os brisés, son sang, sa vie. Elle engluait les combattants, leur nez, leurs oreilles, leurs yeux et leur bouche.
Même le plus élémentaire des instincts, celui de conservation, céda à la fatigue et à l’excès d’horreur. Une forme de courage s’empara des cœurs, qui n’était plus du courage mais du désespoir et encore plus que du désespoir, c’était de l’exaltation. Ce deuxième jour, les hommes se dépassèrent. Les prouesses se multiplièrent, et ceux qui les avaient accomplies ne pouvaient même plus se les rappeler, ni même jurer qu’ils en avaient été les acteurs.
Je vis un servant des Phliontes, à peine plus qu’un éphèbe, s’emparer de l’armure de son maître et se jeter dans la mêlée. Avant même qu’il eût pu asséner un seul coup, une javeline perse le frappa au tibia, qu’elle brisa.
L’un de ses camarades s’élança vers le garçon pour garrotter l’artère bouillonnante et l’entraîner vers l’arrière, mais le servant repoussa son sauveur du plat de son épée et, se servant de celle-ci comme d’une béquille, puis rampant à genoux, il retourna dans la mêlée, sabrant l’ennemi jusqu’à ce qu’il fût tombé.
D’autres servants s’emparèrent de pointes de fer et, pieds nus, sans armure, escaladèrent la montagne au-dessus du défilé, enfoncèrent ces fers dans les fentes des rochers pour s’y accrocher et, de là, firent pleuvoir des pierres et des rochers sur l’ennemi. Les archers perses les criblèrent de flèches et les cadavres de ces éphèbes furent crucifiés sur place ou bien s’écroulèrent dans la bataille au-dessous.
Le marchand éléphantin bondit à découvert pour sauver l’un de ces garçons qui vivait encore, pendu à un rocher à l’arrière du front. Une flèche perse lui traversa la
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