Les murailles de feu
maintenant, sans charrette et sans âne ?
Éléphantin ne répondit pas.
— Notre ami ne s’en ira pas, dit doucement Dienekès, fixant le sol du regard.
Alexandros et Ariston étaient arrivés sur ces entrefaites avec un lièvre qu’ils avaient marchandé à des gamins d’Alpenoï. On se moqua de leur acquisition, un lièvre d’hiver si maigre qu’il nourrirait à peine deux hommes et certes pas seize. Le marchand sourit et regarda mon maître.
— Vous trouver, vous les vétérans, aux Murailles de Feu, c’est normal. Mais ces gamins, dit-il en indiquant d’un geste les servants et moi-même, qui sortions à peine de l’adolescence. Comment pourrais-je partir alors que ces enfants sont ici ? Je vous envie, reprit-il quand l’émotion dans sa voix se fut apaisée. J’ai cherché toute ma vie ce que vous possédez de naissance, l’appartenance à une noble cité.
Il montra les feux alentour et les jeunes et les vieux assis devant.
— Ceci sera ma cité. Je serai son magistrat et son médecin, le père de ses orphelins et son amuseur public.
Puis il nous donna ses poires et se leva pour aller à un autre feu, et encore un autre, et l’on entendait les rires qu’il déclenchait sur son passage.
Les Alliés étaient alors postés aux Portes depuis quatre jours. Ils avaient mesuré les forces perses sur terre et sur mer et ils savaient les dangers insurmontables qui les attendaient. Ce ne fut qu’alors que je pris conscience de la réalité du péril qui menaçait l’Hellade et ses défenseurs. Le coucher du soleil me trouva pensif.
Un long silence suivit le passage de l’éléphantin. Alexandros écorchait le lièvre et j’étais en train de moudre de l’orge. Médon bâtissait le feu sur le sol, Léon le Noir hachait des oignons, Bias et Léon Vit d’Ane étaient allongés contre un fût de chêne abattu pour son bois. À la surprise générale, Suicide prit la parole.
— Il y a dans mon pays une déesse qu’on appelle Na’an, dit-il. Ma mère en était la prêtresse, si l’on peut user d’un aussi grand mot pour une paysanne qui avait passé toute sa vie à l’arrière d’un chariot. J’y pense à cause de la charrette que ce marchand appelle sa maison.
On n’avait jamais entendu Suicide parler autant. Tout le monde croyait qu’il avait vidé là son sac. Et pourtant, il poursuivit. Sa prêtresse de mère lui avait appris que rien sous le soleil n’est réel ; que la terre et tout ce qu’il y a dessus n’étaient que des paravents, les matérialisations de réalités beaucoup plus profondes et plus belles au-delà, invisibles pour les mortels. Que tout ce que nous appelons réalité est animé par cette essence plus subtile, inévitable et indestructible.
— La religion de ma mère enseigne que seules sont réelles les choses qui ne peuvent pas être perçues par les sens. L’âme. L’amour maternel. Le courage. Ces choses sont plus proches des dieux parce qu’elles sont les mêmes des deux côtés de la mort, devant et derrière le rideau. Quand je suis arrivé à Lacédémone et que j’ai vu la phalange à l’exercice, j’ai pensé qu’elle pratiquait la forme de guerre la plus absurde que j’eusse vue. Dans mon pays, nous nous battons à cheval. C’est la seule glorieuse manière de se battre, c’est un spectacle qui excite l’âme. Mais j’admirais les hommes de la phalange et leur courage, qui me semblait supérieur à celui de toutes les autres nations que j’avais vues. Ils étaient pour moi une énigme.
Mon maître écoutait avec attention ; il était évident que cette profusion de paroles de Suicide était pour lui aussi inattendue que pour tous les autres.
— Te rappelles-tu, Dienekès, quand nous nous battions contre les Thébains à Érythrée ? Quand ils ont flanché et pris la fuite ? C’était la première déroute à laquelle j’assistais. J’en étais horrifié. Existe-t-il quelque chose de plus bas, de plus dégradant sous le soleil qu’une phalange qui se désintègre de peur ? Cela donne honte d’être un mortel, d’être aussi ignoble en face de l’ennemi. Cela viole les lois suprêmes des dieux. Le visage de Suicide, qui n’avait été qu’une grimace de dédain, s’éclaira. Ah, mais à l’opposé, une ligne qui tient ! Qu’est-ce qui est plus beau, plus noble !
» Je rêvai une nuit que je marchais avec la phalange, reprit Suicide. Nous avancions sur une plaine à la rencontre de l’ennemi. J’étais
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