Les murailles de feu
sa vie, qui eût été plus utilement sacrifiée dans la bataille. Il n’en était pas moins clair que Dienekès respectait le défunt. Mais il faut dire pour sa défense qu’il nous a donné aujourd’hui un exemple de noblesse. Il vous a montré, à toi et aux autres garçons, ce que c’est que de dépasser l’identification avec son corps, au-delà de la douleur et de la peur de la mort. Tu as été horrifié par son agonie, mais, en vérité, c’est la stupeur qui t’a frappé, n’est-ce pas ? La stupeur devant ce garçon et le daimon qui l’inspirait. Ton ami Trois-Pieds nous a montré son mépris pour ceci.
Et Dienekès indiqua de nouveau son corps :
— Un mépris qui touchait au sublime.
Je me trouvais au-dessus d’eux ; je vis les épaules du garçon frissonner tandis que le chagrin et la terreur de la journée s’échappaient enfin de son cœur. Dienekès l’étreignit et le réconforta. Et, quand le garçon se fut ressaisi, son mentor défit son étreinte.
— Tes instructeurs t’ont-ils appris pourquoi les Spartiates pardonnent au guerrier qui perd son casque ou sa cuirasse dans la bataille, mais en revanche privent de tous ses droits civiques celui qui laisse tomber son bouclier ?
Ils le lui avaient appris, en effet, répondit Alexandros.
— Parce que le casque et la cuirasse servent à le protéger personnellement, alors que le bouclier sert à protéger toute la ligne.
Dienekès sourit et posa sa main sur l’épaule de son protégé.
— Rappelle-toi, mon jeune ami, il existe une force au-delà de la peur. Au-delà de l’instinct de conservation. Tu en as eu aujourd’hui une vision, brutale et spontanée sans doute. Mais cette force n’en était pas moins présente. Gardons en nous le souvenir de ton ami Trois-Pieds et rendons-lui hommage.
*
Je criais sur ma planche de corroyeur. J’entendais mes cris résonner sur les murs de l’enclos de bétail et s’envoler, répercutés par les collines. Je savais que c’était honteux, mais je ne pouvais pas m’arrêter.
Je suppliai les fermiers de me délivrer et de mettre fin à ma souffrance. Je ferais n’importe quoi et je le criai de toute la force de mes poumons. J’appelai les dieux d’une misérable voix de petit garçon qui s’en allait vers les montagnes. Je savais que Bruxieus pouvait m’entendre. L’affection qu’il me portait ne risquait-elle pas de le faire bondir et de le faire crucifier près de moi ? Je n’en avais cure. Je voulais que la douleur prît fin. Je suppliai les fermiers de me tuer. Je pouvais sentir les os de mes deux mains fracassés par les pointes. Je ne pourrais jamais tenir une lance ou même une pelle de jardinier. Je serais un infirme. Ma vie était finie, et de la plus minable, la plus déshonorante façon.
Un poing s’abattit sur ma joue.
— Ferme ton clapet, vermisseau infect !
Les hommes redressèrent la planche et l’appuyèrent contre un mur, et je restai là, clignant des yeux pendant que le soleil rampait à travers le ciel. Des garnements venus des fermes de la vallée s’attroupèrent pour me regarder crier. Les filles déchirèrent mes haillons et me frappèrent les parties génitales, des garçons pissèrent sur moi. Des chiens reniflèrent les plantes de mes pieds et allèrent jusqu’à me mordre. Je ne m’arrêtai de crier que lorsque ma gorge ne put plus émettre de sons. Mais les fermiers resserrèrent les liens autour de mes poignets pour que je ne pusse pas bouger.
— Quel effet ça te fait, espèce de foutu voleur ? Essaie donc de voler une autre volaille, petit rat des ténèbres.
Quand à la fin leurs ventres crièrent famine, mes bourreaux rentrèrent souper. Diomaque descendit des collines, se faufila dans l’enclos et me délivra. Les pointes ne pouvaient sortir de mes mains ; elle dut taillader le bois avec sa dague. Mes mains furent détachées avec les pointes encore fichées au travers. Bruxieus me porta comme il avait auparavant porté Diomaque après qu’elle eut été violée.
— Oh mon dieu, dit ma cousine quand elle vit mes mains.
6
Cet hiver-là, selon Bruxieus, fut le plus dur qu’il pût se rappeler. Les moutons gelaient dans les hauts pâturages. Des congères de vingt pieds de haut scellaient les cols. Les cerfs étaient tellement tenaillés par la faim qu’ils descendaient, squelettiques, n’y voyant plus, vers les enclos d’hiver des fermiers où ils s’offraient aux flèches des bergers, quasiment à bout
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