Les murailles de feu
raison de lui. Il s’écroula vers la fin de la seconde veille et sombra dans cette torpeur convulsive que les Spartiates appellent la Petite mort, nekrophaneia, dont on peut sortir si l’on est laissé au repos, mais qui est fatale si l’on se relève ou que l’on fait un effort. Montagne le savait, mais il refusa de rester allongé pendant que ses camarades étaient debout et poursuivaient leurs exercices.
Je tentai de convaincre le peloton de prendre de l’eau, mon camarade hilote Dekton, celui qu’on surnomma plus tard le Coq, et moi-même leur ayant fait passer une outre vers la fin de la première veille, mais ils la refusèrent. À l’aube, ils portèrent Montagne sur les épaules, comme on le fait pour les soldats morts au combat.
Le nez d’Alexandros ne se cicatrisa pas convenablement. Son père le fit recasser deux fois de suite et remettre en place par le meilleur des chirurgiens militaires, mais la jonction du cartilage et de l’os ne se ressouda jamais comme il fallait. Les conduits respiratoires se contractaient involontairement, déclenchant ces spasmes des poumons que les Grecs appelaient de l’asthme et qui était pénible rien qu’à voir, mais qui devait être insupportable pour celui qui en souffrait. Alexandros se blâma pour la mort de Montagne. Ces spasmes étaient la punition du ciel pour son manque de concentration et son comportement indigne d’un guerrier.
Les spasmes réduisaient l’endurance d’Alexandros et il ne fut bientôt plus du niveau de ses camarades de l ’agogê. Le pis était que ses attaques étaient imprévisibles. Quand elles survenaient, il était paralysé pendant plusieurs minutes de suite. S’il ne parvenait pas à dominer cette infirmité, il ne pourrait jamais devenir un guerrier à l’âge adulte ; il perdrait donc sa citoyenneté et devrait donc se résigner à une condition inférieure, ou bien il relèverait son honneur en se suicidant.
Son père s’en inquiéta et offrit sacrifice sur sacrifice et même envoya demander conseil à la pythie de Delphes. En vain. Ce qui aggravait la situation était qu’en dépit du commentaire de Polynice sur son nez brisé, Alexandros demeurait joli garçon. Et pour une raison inconnue, son infirmité n’affectait pas ses capacités de chanteur. Il semblait en quelque sorte que ce fût la peur, plutôt qu’une véritable malformation physique, qui fût la cause de ses attaques.
Les Spartiates ont une discipline pour maîtriser la peur, la phobologie. En tant que mentor, Dienekès la faisait pratiquer à Alexandros, après le souper et avant l’aube, pendant que les unités se préparaient pour le sacrifice du matin. Cette discipline comprend vingt-huit exercices dont chacun porte sur un ensemble de points du système nerveux. Les cinq premiers intéressent les genoux et les cuisses, les poumons et le cœur, les reins et les entrailles, le bas du dos et les épaules, et en particulier les muscles trapèzes, qui rattachent l’épaule au cou.
Un autre ensemble, justiciable de douze exercices, est le visage, notamment les muscles des mâchoires, du cou et les quatre constricteurs oculaires des orbites. Les Spartiates les appellent « accumulateurs de peur », phobosynakteres. Le principe du traitement est que, lorsqu’on met le corps en état d’absence de peur, aphobia, l’esprit suit.
Dienekès donnait un coup très léger sur la joue du garçon, avec un rameau d’olivier. Involontairement, les muscles trapèzes se contractaient.
— Là, tu sens la peur ? Tu la sens ? disait doucement l’aîné, comme un dresseur à un étalon. Maintenant, laisse tomber les épaules. Il redonnait un petit coup avec le rameau. Laisse la peur s’écouler. Tu la sens ?
Ils travaillaient pendant des heures sur les « muscles du hibou », ceux qui entourent les yeux. Ceux-là, disait Dienekès, étaient de plus d’une façon les plus puissants de tous ; les dieux dans leur sagesse avaient concédé aux mortels le réflexe de défense le plus aigu, celui qui protège les yeux.
— Regarde mon visage quand j’en contracte les muscles. Quelle est mon expression ?
— La peur.
— Et maintenant, que dit mon expression ?
— L’aphobia.
Mais le seul moment où le cœur d’Alexandros battait vraiment sans peur était celui où il montait seul avec la chorale pour chanter à la Gymnopédie ou aux autres fêtes de la jeunesse. Peut-être ses vraies gardiennes étaient-elles les Muses. Dienekès
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