Les murailles de feu
de sa masse. Les soldats des trois premiers rangs qui tournèrent casaque se heurtèrent à leurs camarades de l’arrière qui avançaient. Les bords des boucliers et les lances s’accrochèrent, et une immense cohue de corps et de bronze s’ensuivit. Des soldats chargés de soixante-dix livres d’armures trébuchaient et tombaient, formant autant d’obstacles pour ceux qui allaient dans l’autre sens. Ceux que le courage n’avait pas désertés invectivaient dans leur fureur ceux qui les abandonnaient et qui se dégageaient pour fuir.
Ce fut dans cette confusion que l’aile droite des Spartiates leur tomba dessus. Même les braves perdirent alors leur cran. Pourquoi un homme, aussi courageux fût-il, devrait-il résister et mourir alors qu’alentour, à droite, à gauche, devant et derrière, ses camarades désertaient ? Des boucliers furent jetés à terre, des lances fichées sauvagement dans le sol. Un demi-millier d’hommes tournèrent les talons et décampèrent saisis de terreur. À ce moment-là, le centre et l’aile droite des ennemis se heurtèrent, bouclier contre bouclier, au corps central des Spartiates.
Le bruit que tous les guerriers connaissent, mais qui était inconnu à mes jeunes oreilles et à celles d’Alexandros, monta du fracas et de la collision de l ’othismos.
Jadis à la maison, quand j’étais enfant, Bruxieus et moi aidâmes notre voisin Pierion à déplacer trois de ses ruches d’abeilles. Ce faisant, l’un de nous perdit pied et les ruches tombèrent. À l’intérieur de ces casernes closes se déclencha une alarme, sans cri ni soupir, grondement ni rumeur, une vibration de l’au-delà, rage meurtrière qui ne montait ni du cœur ni de la tête, mais des cellules mêmes, des atomes des sociétés habitantes de ces ruches.
La même vibration, mais multipliée par mille, s’élevait alors de l’amas compact des hommes et des armures qui s’écrasaient sur le terrain. Je compris alors la phrase du poète sur « la meule d’Arès » et je ressentis dans ma chair la raison pour laquelle les Spartiates parlaient de la guerre comme d’un travail. Je sentis les ongles d’Alexandros s’enfoncer dans la chair de mon bras.
— Peux-tu voir mon père ? Peux-tu voir Dienekès ?
Dienekès était en plein dans la mêlée à nos pieds ; nous distinguions la crête en brosse de son casque à la droite du régiment Héraklès, à l’avant du troisième peloton. Les rangs des Spartiates étaient, en effet, restés aussi ordonnés que ceux de l’ennemi étaient désorganisés. Ils ne chargeaient pas furieusement, ils ne sabraient pas comme des sauvages, ils ne faisaient pas non plus une parade en rangs ; non, ils étaient plutôt comparables à une ligne de navires de guerre partis à l’abordage. Je ne m’étais jamais rendu compte que le fer meurtrier des lances portait bien au-delà du bronze en croisillons des boucliers. Mues par toute la force de l’épaule et du bras droits, ces armes frappaient loin par-dessus le bouclier, elles martelaient et perçaient ; et pas seulement celles du premier rang, mais également celles des deuxième et troisième rangs, qui passaient par-dessus les épaules de leurs camarades comme une machine à hacher. Les Spartiates fondirent sur les défenseurs d’Antirhion comme une meute de loups sur un cerf en fuite ; sans rage ni délire, à la façon de prédateurs de sang-froid ; ils administraient la blessure du fer dans la cohésion tacite de la meute, avec l’efficacité assassine de la chasse.
Dienekès dirigea son peloton pour prendre l’ennemi à revers. Ils furent engloutis dans la fumée et devinrent impossibles à suivre du regard. De surcroît, la poussière qui s’élevait sous les pieds des soldats et se mélangeait à la fumée des carcasses enflammées était tellement dense que tout le terrain semblait en feu. Et de ce nuage suffocant montait ce bruit terrible et indescriptible que j’ai déjà dit. Nous devinions plutôt que nous ne voyions le régiment Héraklès là où la poussière et la fumée se dissipaient. Ils avaient mis l’ennemi en déroute à gauche ; au centre, ils taillaient avec acharnement dans les foutus bâtards qui étaient tombés, qu’on foulait aux pieds ou dont la panique avait ramolli les genoux et qui n’avaient même plus l’énergie de détaler pour échapper au carnage.
Au centre et à droite, sur tout le long de la ligne, Spartiates et Syracusains s’affrontaient
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