Les murailles de feu
en ligne ? demanda Alexandros aux soldats alentour, d’une voix brisée par l’indignation. Il n’était pas censé s’y trouver.
Il demanda de l’eau.
— Porteur ! cria-t-il, et il déchira sa tunique pour en faire un tampon qu’il appliqua sur la poitrine de son ami agonisant. Pourquoi ne le pansez-vous pas ? demanda-t-il de sa voix de garçon aux guerriers assemblés et graves. Il meurt ! Vous ne voyez pas qu’il meurt ?
Il demanda encore de l’eau, mais personne n’en apporta. Les hommes savaient pourquoi et Alexandros le comprit à son tour.
— J’ai déjà un pied dans le bateau, petit neveu, parvint à articuler le vieux guerrier d’une voix sifflante.
La vie s’échappait rapidement de ses yeux. Ce n’était pas, je l’ai dit, un Spartiate ; il venait de Potidée, où il avait été officier, et il avait été fait prisonnier bien des années auparavant, sans autorisation de jamais revoir son pays. Avec un effort douloureux à voir, Mérion rassembla assez de forces pour lever une main, noire de sang, et la poser sur le garçon. Il renversait les rôles : le vieil homme mourant réconfortait le jeune homme.
— Il n’est pas de mort plus heureuse que celle-ci, marmonna-t-il.
— Tu retourneras chez toi, dit Alexandros avec ardeur. Par tous les dieux, je porterai moi-même ta dépouille.
Olympias s’agenouilla près de lui à son tour et prit la main de son servant.
— Dis ton vœu, vieil ami. Les Spartiates te porteront chez toi.
Le vieil homme essaya de parler, mais son gosier ne lui obéissait plus. Il essaya faiblement de redresser la tête ; Alexandros le retint et soutint avec douceur sa nuque pour la soulever. Mérion parcourut du regard la scène devant lui et à côté, les capes rouges des soldats tombés étalées sur le sol et leurs camarades rassemblés autour. Dans un effort qui parut consumer ses dernières forces, il dit :
— Là où ils seront, plantez-moi. C’est ma demeure, je n’en veux pas d’autre.
Olympias le jura. Alexandros embrassa la tête de Mérion et se joignit au serment. Une paix obscure parut gagner le regard du mourant. Un moment passa. Puis Alexandros éleva sa voix de ténor, claire et pure, pour chanter l’adieu au héros :
Le daimon que les dieux
m’ont insufflé à ma naissance,
je le leur rends
d’un cœur joyeux.
Dekton apporta à Léonidas le coq qui devait, pour la victoire, être sacrifié à Zeus et Nikê. Il rayonnait lui-même du sentiment de triomphe ; ses mains tremblaient fortement ; combien il eût voulu qu’elles eussent tenu un bouclier et une lance dans la ligne de combat !
Je ne pouvais m’empêcher de dévisager les guerriers que j’avais observés à l’entraînement, mais jamais dans le sang et l’horreur de la bataille. Leur prestige dans mon esprit était déjà plus grand que celui des hommes de n’importe quelle autre cité, mais ici ils atteignaient la stature des héros et des demi-dieux. Je les avais vus mettre totalement en déroute les Antirhioniens, qui n’étaient pourtant pas dénués de courage et qui se battaient devant leurs propres murs pour défendre leurs foyers et leurs familles. Et je les avais vus dominer en quelques minutes les troupes d’élite des Syracusains et leurs mercenaires, pourtant entraînés et équipés grâce aux richesses sans limites du tyran Gélon.
Les Spartiates n’avaient failli en aucun endroit du terrain. Et, maintenant que la bataille était finie et que leurs tempes battaient encore, ils demeuraient réservés, à cent lieues de toute vantardise. Ils ne dépouillaient pas les cadavres, comme les soldats de toute autre armée l’eussent fait avec avidité et frénésie, ils n’érigeaient pas de mémorial à leur vanité et au mépris des vaincus, avec les armes de l’ennemi humilié. Leur austère sacrifice de grâces consista en un coq qui valait à peine son obole, non par manque de respect envers les dieux, mais au contraire parce qu’ils les craignaient et trouvaient déshonorant de manifester avec trop d’ostentation la joie de mortels auxquels le ciel avait concédé cette victoire.
J’observai Dienekès, qui reformait les rangs de son peloton, établissant la liste de ceux qu’il avait perdus et demandant de l’aide pour les blessés. Les Spartiates usaient d’un mot pour désigner l’attitude dont il fallait à tout prix se garder dans la guerre : katalepsis, c’est-à-dire possession, désordre des sens sous
Weitere Kostenlose Bücher