Les murailles de feu
tenté d’escalader leurs compagnons morts.
On reconnaissait le centre, là où la bataille s’était déroulée le plus sauvagement. On eût dit que des centaines de bœufs l’avaient piétiné nuit et jour de toute la force de leurs sabots, que des centaines de socs l’avaient retourné. Noire et détrempée de sang et d’urine, une ligne de terre s’étendait sur trois cents pas de long et une centaine de profondeur. C’était là qu’on avait le plus âprement disputé chaque pouce de terrain. Les cadavres faisaient un tapis, s’amoncelant en certains endroits sur deux ou trois épaisseurs. À l’arrière de la plaine, où les Syracusains avaient pris la fuite, et le long des berges échancrées du ruisseau, les cadavres étaient encore plus nombreux ; ils étaient dispersés par deux, trois, cinq ou sept, là où des groupes s’étaient formés pour résister aux assaillants, aussi dérisoires que des châteaux de sable contre la marée. Mais leurs blessures étaient honorables : ils avaient fait face à l’ennemi.
Des gémissements s’élevèrent des falaises ; c’étaient les francs-tireurs antirhioniens qui contemplaient la défaite de leurs camarades. Dans les murs de la citadelle, femmes et filles s’écroulaient de chagrin, comme avaient dû le faire jadis Hécube et Andromaque dans les ruines d’Ilion.
Les Spartiates triaient les cadavres, s’efforçant d’y retrouver l’ami ou le frère, ainsi que les blessés qui se raccrochaient encore à la vie. Chaque fois qu’ils dégageaient un ennemi encore vivant, ils lui mettaient la pointe du xiphos sur sa gorge pour le tenir en respect.
— Arrêtez ! cria Léonidas, faisant signe aux trompettes de donner le signal de la pause. Soignez-les ! Soignez aussi l’ennemi ! cria-t-il, et les officiers transmirent son ordre tout le long de la ligne.
Alexandros et moi dévalâmes la falaise et débouchâmes dans la plaine. Je haletais sur ses pas, tant il allait vite. Il courait angoissé, cherchant parmi les guerriers sanglants, qui brûlaient encore du feu de la furie et dont la respiration paraissait flotter dans l’air comme une buée.
— Père ! cria Alexandros avec l’intensité de la peur, et il reconnut à quelques pas de là le casque d’officier à la brosse croisée et puis Olympias lui-même, debout, sans blessures.
La stupeur du polémarque fut presque comique quand il reconnut son fils dans le garçon qui bondissait hors du carnage. Ils s’étreignirent. Les doigts d’Alexandros tâtèrent le corselet et l’armure de son père, pour s’assurer qu’ils étaient intacts et que nul sang noir ne jaillissait de blessures invisibles.
Dienekès apparut, sortant des rangs palpitants. Alexandros se jeta dans ses bras.
— Es-tu sauf ? Tu n’es pas blessé ?
Je courus vers eux. Suicide se tenait près de Dienekès, serrant ses javelines, les « aiguilles à repriser », dans la main, le visage maculé du sang de l’ennemi. Un groupe d’hommes s’était formé ; ils considéraient à leurs pieds le corps tordu et immobile de Mérion, le servant d’Olympias.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Olympias à son fils d’un ton où perçait la colère, maintenant qu’il s’avisait des périls affrontés par Alexandros. Comment es-tu arrivé ici ?
Les visages autour de nous exprimaient la même colère. Olympias administra à son fils une forte claque sur la crâne. Le garçon aperçut alors Mérion, s’élança vers son corps avec un cri de douleur et se mit à genoux près du servant blessé.
— Nous sommes venus à la nage, dis-je. Je reçus une claque. Puis une autre. Et encore une autre.
— Qu’est-ce que tu crois que c’est ? Une partie de plaisir ? Tu es venu en spectateur ?
Les hommes étaient furieux, on le concevait. Mais Alexandros n’y prenait pas garde, tout au chagrin que lui causait l’état de Mérion, couché sur le dos, un soldat de part et d’autre ; la tête nue du vieil homme reposait sur un bouclier et sa barbe blanche était souillée de sang et de morve. N’étant que servant, Mérion n’avait pas porté de cuirasse ; son thorax avait été transpercé par une lance syracusaine. Une flaque de sang s’était formée dans le creux de sa poitrine ; sa tunique était trempée d’un sang qui commençait à noircir ; l’air sifflait entre ses dents, tandis qu’il essayait de respirer, mais ne faisait qu’avaler du sang.
— Qu’est-ce qu’il faisait
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