Les murailles de feu
bouclier contre bouclier, casque contre casque. On ne voyait leur mêlée que par intermittences, et surtout dans les derniers rangs, le huitième chez les Lacédémoniens, le douzième et jusqu’au seizième chez les Syracusains. Ils poussaient les hommes devant eux avec leurs boucliers de trois pieds, piétinaient et se débattaient de toutes leurs forces, leurs semelles creusant des ornières dans le sol plat de la plaine et projetant encore plus de poussière dans l’air déjà opaque.
On ne reconnaissait même plus les hommes, ni même leurs unités. On ne discernait que les mouvements en vagues des élans et des contre-attaques, et tout le temps on entendait ce bruit affreux.
Pareils à la masse d’eau qui descend de la montagne et déferle sur les étendues sèches, se fracassant sur les piliers de pierre et les broussailles du fermier d’en bas, qui devaient faire office de barrage, les Spartiates déferlaient sur les Syracusains. Le barrage, c’étaient ces derniers ; ils résistèrent d’abord, comme s’ils étaient enracinés dans la terre, animés par la peur du présent et de l’avenir immédiat. Pendant de longs moments, leur front ne trahit aucune fissure. Nous étions, là-haut, dans la situation du fermier qui voit les piliers céder les uns après les autres, et l’eau s’engouffrer violemment dans la moindre brèche, pilonnant de plus en plus fort, fonçant, creusant, élargissant la brèche, assaut après assaut.
Ce qui n’avait d’abord été qu’une fissure grande comme la main grossit à la dimension d’un pied, puis d’un grand pas. Les flots tirent leur force de leur propre masse ; les déluges déboulant d’en haut ajoutent à leur irrésistible élan. Sur son furieux parcours, l’eau creuse la terre qui se mêle à ses bouillonnements. Il en allait ainsi pour le centre syracusain : pilonné par l’infanterie lourde des Tégéates, par le roi, les chevaliers et les bataillons concentrés des Oliviers Sauvages, il commença à s’effriter et à céder.
Le régiment Héraklès ayant cerné l’ennemi à gauche, les Skirites l’attaquèrent à droite. Chaque Syracusain contraint de se tourner pour défendre ses flancs représentait un pion de moins contre la poussée frontale des Spartiates. Les bruits de la bataille parurent culminer un moment, puis un silence mortel tomba. Les combattants mobilisaient désespérément les dernières forces de leurs membres épuisés. Le temps qu’il leur fallut pour reprendre un peu haleine parut une éternité. Puis, avec le même bruit déchirant d’un barrage de montagne qui cède à un torrent trop puissant, la ligne syracusaine se défit.
Alors, dans les fumées et la poussière de la plaine, commença le massacre.
Un cri d’effroi et de joie mélangés s’éleva des Spartiates en tuniques rouges. Les Syracusains ne s’étaient pas effondrés dans la pagaille comme leurs alliés antirhioniens ; ils y avaient conservé de l’ordre et de la discipline, grâce à leurs officiers ou à quelques braves qui s’étaient improvisés tels ; tout en reculant, ils opposaient à l’avant le mur de leurs boucliers et se regroupaient à l’arrière. Les Spartiates du premier rang, recrutés parmi les cinq classes d’âge, représentaient l’élite en matière de vitesse et de force et, sauf les officiers, aucun d’eux n’avait plus de vingt-cinq ans. Plusieurs d’entre eux, tel Polynice, avaient participé aux Jeux olympiques, ils étaient en tout cas de stature olympique, et leurs fronts avaient maintes fois été couronnés de lauriers, sous le regard des dieux.
Léonidas leur donna libre champ et, pressés d’en finir avec les Syracusains en déroute, ils donnèrent aussi libre cours à leur soif de gloire. Quand les trompettes sonnèrent pour arrêter le massacre, le champ se lisait comme un livre ouvert.
À la droite des Spartiates, là où le régiment Héraklès avait écrasé les Antirhioniens, le terrain était lisse, jonché de boucliers, de casques, de lances et même des corselets abandonnés par l’ennemi dans sa déroute. Des cadavres gisaient çà et là portant la honteuse blessure dans le dos, témoin de leur couardise.
Là où les troupes ennemies avaient résisté avec plus de vaillance, le carnage avait été plus intense ; le terrain était comme labouré et, le long de la ligne érigée par l’ennemi pour protéger son flanc, des monceaux de corps s’élevaient, grossis de ceux qui avaient
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