Les murailles de feu
le général ennemi comprit qu’il ne retiendrait pas ses troupes plus longtemps et qu’il devait avancer pendant que le sang était chaud, sinon l’ardeur se refroidirait et la terreur lui succéderait inévitablement.
Ce ruisseau commençait donc à gêner l’ennemi. Les premiers rangs le franchirent, à quelque quatre cents pas des Spartiates, mais, quand ils approchèrent, leur mise était déjà débraillée et leur ligne se défaisait encore plus. Ils avaient débouché en terrain plat, avec le ruisseau derrière eux : ils se trouvaient dans la situation la plus périlleuse en cas de déroute.
Léonidas attendait toujours tranquillement en compagnie des deux prêtres, de Dekton et des deux chèvres. L’ennemi était à trois cents pas et hâtait son allure. Les Spartiates n’avaient pas bougé d’un iota. Dekton tendit au roi la longe de l’une des chèvres. Alexandros et moi perçûmes son expression inquiète alors que le sol commençait à trembler sous les pieds de l’ennemi et que l’air retentissait de leurs cris de rage et de peur.
Léonidas procéda alors à la sphagia, adressant une tonitruante invocation à Artémis la Chasseresse et aux Muses ; il plongea son épée dans la gorge de la chèvre dont il maintenait l’arrière-train entre ses genoux, tandis qu’il lui relevait la tête pour lui trancher plus aisément le cou. Tous ses hommes virent le sang gicler et tomber vers Gaïa, la Terre-mère, puis rejaillir sur les jambières du roi et peindre ses pieds et ses sandales de rouge.
Maintenant la bête morte entre ses genoux, le roi se retourna vers les Skirites, les Spartiates, les périèques et les Tégéates, toujours immobiles. Il tendit son épée, dégoutante de sang, d’abord vers le haut, c’est-à-dire les dieux dont il invoquait l’aide, puis vers l’ennemi qui déferlait vers lui.
— Zeus sauveur et Éros ! tonna-t-il, sa voix dominant le vacarme. Lacédémone !
Les trompettistes sonnèrent l’assaut, soutenant leur note assourdissante pendant les dix premiers pas de la troupe, puis les flûtistes joignirent leurs notes suraiguës, qui perçaient les clameurs comme les cris de dix mille furies.
Dekton chargea sur ses épaules la bête morte et la vivante et détala prestement vers l’arrière.
Les Spartiates et leurs alliés avancèrent sur cette mesure sonore, lances dressées, pointes aiguisées et polies étincelant au soleil. L’ennemi se lança dans une pleine charge. Sans hâte, Léonidas prit sa place au premier rang tandis que les chevaliers se déployaient impeccablement à sa droite et à sa gauche.
Des rangs lacédémoniens jaillit alors le péan à Castor, entonné par quatre mille gosiers. Aux accents de la deuxième stance, qui donnait le signal,
Frère qui brille au ciel,
Héros du firmament,
les lances des trois premiers rangs passèrent de la verticale à l’horizontale.
Une panique indescriptible s’empara de l’ennemi devant cette manœuvre apparemment simple et qu’on appelait à Lacédémone « piquer » ou encore « filer le pin » ; à l’entraînement, c’était chose simple, mais dans cette affaire de vie ou de mort, c’était saisissant. À la voir exécuter avec tant de précision et d’audace, sans un homme qui dépassât ni qui restât en arrière ou se faufilât à l’ombre du bouclier voisin, tous formant un front homogène et impénétrable, comme les écailles sur la peau d’un serpent, le cœur battait trop vite ou suspendait ses battements, les cheveux picotaient sur la nuque et la chair de poule vous parcourait de haut en bas.
Comme une colossale bête sauvage qui, traquée par les chiens, se retourne dans sa fureur, hérissée de rage, les babines retroussées et fait front de toute sa force impavide, la phalange lacédémonienne couverte de bronze et d’écarlate s’emplit comme un seul homme de son humeur meurtrière.
L’aile gauche des ennemis, quatre-vingts hommes en ligne, s’effondra avant même que les boucliers de leurs hommes de tête, les promachoi, fussent à trente pas des Spartiates. Un cri d’épouvante monta des rangs ennemis, tellement bestial qu’il glaçait le sang, puis leurs hommes furent engloutis dans le tumulte.
L’aile gauche avait cédé de l’intérieur.
Un instant plus tôt, elle alignait quarante-huit boucliers. Puis il n’y en eut plus que trente, puis vingt, puis dix. La panique dévastait ses rangs, sévissant à partir de quelques poches à l’intérieur
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