Les murailles de feu
transparaissait, elle ressemblait à de la bonté et même de la tristesse, aussi étrange que cela paraisse.
— Telle qu’elle est constituée, la nature humaine est un furoncle et un chancre. Observes-en les exemples dans toutes les cités autres que Lacédémone. L’homme est faible, cupide, poltron, libidineux, vulnérable à toutes sortes de vices et de dépravations. Il mentira, volera, trichera, assassinera, mettra à la fonte les statues des dieux eux-mêmes et en frappera monnaie pour payer des putains. Voilà l’homme, voilà sa nature, comme en témoignent tous les poètes. Par bonheur, les dieux dans leur miséricorde nous ont fourni un contrepoison à l’infamie innée de l’espèce. Ce contrepoison, mon jeune ami, c’est la guerre. C’est la guerre et non la paix qui fait les vertus. C’est la guerre et non la paix qui purge des vices. C’est la guerre et la préparation à la guerre qui mobilisent tout ce qui est noble et honorable dans l’homme. Elle l’unit à ses frères dans un amour sans égoïsme, elle arrache par la force tout ce qui est bas et ignoble. Dans la machine sacrée du meurtre, l’homme le plus bas peut trouver cette part de lui-même enfouie dans la corruption et qui se révèle vertueuse et lumineuse, digne d’honneur devant les dieux. Ne méprise pas la guerre, mon jeune ami, ne te laisse pas aller à croire que la miséricorde et la compassion sont des vertus supérieures à l ’andreia et à la vaillance masculine.
Il acheva et, se tournant vers Médon et les aînés :
— Pardonnez-moi d’avoir été un peu long.
L’épreuve était terminée ; les assistants se séparèrent.
À l’extérieur, sous les chênes, Dienekès alla vers Polynice, l’interpellant par son surnom élogieux, Kallistos, « l’harmonieusement beau » ou encore « le parfaitement symétrique » ; mais dans le ton de Dienekès, le surnom voulait plutôt dire « joli cœur » ou « gueule d’ange ».
— Pourquoi détestes-tu autant ce garçon ? lui demanda-t-il.
— Parce qu’il n’aime pas la gloire, répondit d’emblée Polynice.
— Et l’amour de la gloire est la vertu suprême d’un homme ?
— D’un guerrier.
— Et d’un cheval de course et d’un chien de chasse aussi bien.
— C’est la vertu des dieux et ils exigent que nous soyons leurs émules.
Les autres entendaient cette conversation, mais ils feignaient de l’ignorer, puisque les lois de Lycurgue interdisaient qu’on reprît hors du réfectoire les sujets qu’on y avait discutés. Dienekès, qui en était informé, se ressaisit et se planta devant Polynice avec une expression d’amusement ironique.
— Je te souhaite, Kallistos, de survivre dans la réalité à autant de batailles que tu en as vécues dans ton imagination. Peut-être alors acquerras-tu l’humilité d’un homme et ne te comporteras-tu plus comme le demi-dieu que tu crois être.
— Épargne-moi ta sollicitude, Dienekès, et garde-la pour ton jeune ami. Il en a plus besoin que moi.
C’était l’heure où les convives sortaient des réfectoires qui jalonnent la Voie Amycléenne ; ceux qui avaient plus de trente ans rentraient dans leurs foyers, et les plus jeunes, ceux des cinq premières classes d’âge, se retiraient tout armés vers les portiques des édifices publics pour monter la garde de la cité ou s’envelopper dans leurs manteaux et dormir. Dienekès saisit l’occasion pour un dernier entretien avec Alexandros. Il posa le bras sur les épaules du garçon et ils marchèrent vers les chênes obscurs.
— Tu sais, dit Dienekès, que Polynice donnerait sa vie pour toi dans la bataille. Si tu étais blessé, son bouclier te protégerait et sous sa lance, il te ramènerait en sécurité vers l’arrière. Et si la mort t’atteignait, il plongerait sans hésitation dans la mêlée et se battrait jusqu’à son dernier souffle pour ramener ton corps et empêcher l’ennemi de te dépouiller de ton armure. Ses mots peuvent être cruels, Alexandros, mais tu as vu la guerre et tu sais maintenant qu’elle est cent fois plus cruelle. Ce soir, ce n’était qu’un divertissement. Un exercice. Prépare-toi à le subir maintes fois encore, jusqu’à ce que cela n’ait plus d’importance pour toi, jusqu’à ce que tu puisses rire à la face de Polynice et lui retourner ses insultes d’un cœur léger. Rappelle-toi que les garçons de Lacédémone endurent ces épreuves depuis des centaines
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