Les murailles de feu
un mot de plus.
— Du calme, campagnard ! Bas les pattes. Je ne faisais qu’aérer mes souvenirs.
Les officiers royaux le mandèrent avant que nous en eussions dit plus. Léonidas avait besoin d’un gaillard dont les pieds savaient escalader la rocaille d’un chemin de chèvres et gravir les quelque trois mille pieds de la pente du mont Kallidromos qui dominait le défilé. Il voulait savoir ce qu’il y avait là-haut et combien c’était dangereux d’y aller. Une fois que l’ennemi aurait pris possession de la plaine trachinienne et des parages au nord, est-ce que les Alliés pouvaient envoyer un groupe, voire un seul homme, par-dessus la crête de cette montagne pour les attaquer par l’arrière ?
Le Joueur de Balle ne manifesta guère d’intérêt pour une telle aventure.
— J’irai avec lui, dit le Chien skirite, qui était lui-même un montagnard. Je ferais tout pour cesser de construire ce minable mur.
Léonidas accepta la proposition d’emblée. Il ordonna au trésorier de dédommager assez grassement le Joueur de Balle pour qu’il y allât, mais pas assez pour qu’il renonçât à revenir.
Vers minuit, les Phocidiens et les Locriens de l’Opontide commencèrent à descendre de leurs montagnes. Le roi fit un accueil chaleureux à ces nouveaux alliés et s’abstint de mentionner leur quasi-désertion. Il les conduisit à la partie du camp qui leur avait été réservée et où un bouillon chaud et du pain frais les attendaient.
Un orage effroyable s’était levé, au nord, sur la côte. Le tonnerre retentissait au loin, bien que le ciel au-dessus des Murailles de Feu fût clair. Les hommes étaient impressionnés et ils étaient fatigués. Cette marche de six jours les avait épuisés ; des peurs muettes et des démons invisibles les assiégeaient. De surcroît, les Phocidiens et les Locriens qui venaient d’arriver ne pouvaient manquer de constater que c’était un nombre vraiment restreint, suicidaire, que celui de la force qui se proposait de repousser les myriades des envahisseurs.
Les vendeurs locaux et même les putains avaient pris le large, comme des rats qui sentent venir un tremblement de terre. Il y avait un homme parmi les gens de la région, l’associé d’un marchand, qui disait qu’il avait navigué pendant des années avec Tyr et Sidon comme ports d’attache. J’étais présent par hasard, autour d’un feu qu’avaient allumé les Arcadiens, quand ce type commença à attiser la peur ambiante. Il avait vu la flotte perse et il avait une histoire à raconter.
— J’étais l’année dernière à bord d’un galion chargé de céréales. Nous étions partis de Mytilène, quand des Phéniciens qui appartiennent à la marine du Grand Roi nous ont arraisonnés. Ils ont confisqué notre chargement et nous avons dû les suivre sous escorte pour le décharger à l’un de leurs entrepôts. C’était à Strymon, sur la côte thrace. Ce que j’ai vu m’a fort surpris.
Les hommes se pressaient pour l’écouter, avec des visages graves.
— Les dépôts étaient aussi grands qu’une ville. On aurait cru, en arrivant, que des collines se dressaient derrière. Mais, quand on approchait, on s’apercevait que c’était de la viande salée, et, par-dessus, des barriques de saumure qui montaient jusqu’au ciel. J’ai vu des armes, mes frères. Des rangées d’armes par dizaines de milliers. Des céréales, de l’huile et des tentes de boulangers grandes comme des stades. Et tous les articles de matériel de guerre qu’on peut imaginer. Des boulets de fronde. Des boulets en plomb entassés sur un pied de haut et tout un arpent. Les auges d’avoine pour les chevaux du roi mesuraient dix stades de long. Et au milieu de tout ça s’élevait une pyramide couverte de toile huilée, grande comme une montagne. J’ai demandé à l’un des officiers de marine qui nous gardaient ce qu’on pouvait diantre mettre dessous. « Viens, m’a-t-il dit, je vais te montrer. » Et pouvez-vous imaginer, mes amis, ce qu’il y avait sous cette tente, entassé jusqu’au ciel ? « Du parchemin ! », s’écria ce marin.
Aucun des Arcadiens qui écoutaient le conteur ne comprit la signification de ce détail.
— Du parchemin ! répéta le Trachinien, comme pour enfoncer la signification de ce qu’il disait dans les cervelles obtuses de ses auditeurs. Du parchemin pour les inventaires des scribes. L’inventaire des hommes. Des chevaux. Des armes. Des céréales.
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