Les noces de fer

parfois, en écrasaient les bords. On y voyait des marques de sabots et de heuses…
    — Père, dit Blandine, ma défunte mère est ensépulturée à Poitiers. J’étais trop jeunette à sa mort… mais je pense à elle avec autant de respect que si je l’avais moult connue, et que je voie ou non sa tombe ne change rien à l’amour que je lui porte… Quant à Aude, que vous ne cessez de comparer à moi, et moi à elle, demandez-lui ce qu’elle en pense… Si sa réponse est franche, vous en resterez mécontent !
    Elle se leva, salua, quitta la table. Des murmures accompagnèrent sa sortie. Ogier y décela plus d’admiration que de blâme. Tourné vers son père, il fut surpris de ne trouver aucune malveillance sur son visage, mais plutôt de la stupéfaction.
    — Hé ! Hé ! fit-il, la lionne sort ses griffes.
    Ogier s’en alla dans un silence dont la signification lui importait peu. À peine refermée la porte de leur chambre, Blandine commença à se déshabiller.
    — Holà, que fais-tu ?… Tu as bien fait de dire ce que tu pensais.
    — Tu m’approuves ?
    — Oui.
    — Les autres ?
    Il se souciait peu de leur opinion, et Blandine, il en était sûr, n’y accordait qu’une faible importance. Ah ! certes, ils allaient javotter à s’en assécher la bouche…
    — Tu te couches ?
    Nue, elle se glissa promptement dans les draps.
    — Oui, je me couche… Ton père me supportait. Il me hait maintenant… J’en suis tout adolée [263] … Tu peux venir me consoler.
    Il put la consoler trois nuits.
    Godefroy d’Argouges les ignorait. Aux repas, son visage n’exprimait ni courroux ni pardon, mais ses paupières déjà gonflées d’ordinaire, désormais lourdes et blettes, révélaient des sommeils difficiles. L’animation des convives dans ce silence où Ogier, Blandine et le vieillard se confinaient en paraissait forcée. Souvent, le garçon surprenait le regard de son père prestement dirigé sur son épouse. Qu’en pensait-il ? Recouvrait-il en son caractère des éléments qui lui remembraient sa défunte femme ? Qu’était-elle pour lui, Blandine ? Se disait-il qu’il fallait être bien sot pour avoir succombé à la tentation d’une telle fée ? Se demandait-il quels puissants liens de sensualité attachaient ce fils décevant à cette bru impertinente ? Là, Ogier se sentait enclin à sourire : son père l’imaginait-il mignotant son épouse et la baisant, la palpant, la besognant dans cette chambre où jadis il en avait fait autant – du moins les premiers temps – avec Luciane d’Argouges ?
    « S’il savait !… »
    Car excipant de sa grossesse trop avancée pour « faire tout ça », Blandine se refusait violemment et ne se privait point de l’accabler d’injures.
    Bien qu’il les eût connues au temps de sa jeunesse prime, dans le malheur tenace et l’espérance menue, Ogier, de nouveau, regretta Anne, Aliénor, Margot, Clotilde. Il dut se contenir pour ne pas avoir, une fois encore, recours aux bons offices de Bertine. C’était même une étrangeté qu’il se sentît enclin à forniquer avec elle alors qu’elle était à Gratot la moins attrayante de toute la gent féminine. La prendre dans une fornication brève et maussade, c’était s’humilier, c’était déchoir, tomber dans une complicité dont il mesurait la vilenie. Volupté de huron qui, si elle en avait eu conscience, eût provoqué de Bertine un cri pointu d’indignation, voire de répugnance. Elle croyait que sa bienveillance la hissait à un niveau plus haut que ses pareilles… Et lui ? S’abaissait-il au niveau du commun ?… Bertine ! Cette opulence charnelle docile à ses envies, ces pâleurs tristes et moussues, cette hardiesse d’un corps prêt à tout lui convenaient-elles vraiment ? Était-ce là le fond de sa nature ? Qui, de Bertine et de lui, était le plus infâme ?
    « Il est des breuvages qui puent et sont âcres, comme du posset [264] ou la frênette, mais qui vous guérissent du mal ! »
    Il résista. La nuit, près du corps tiède de Blandine, il voyait Bertine se tordre sur la paille, la face à demi perdue dans les lambeaux de sa crinière. Il sentait ses bras épais sur son dos, sa taille ; son ventre mou, ses seins fiers, opulents, écrasés sous son torse, et ses palpitations dans la glu de ses grosses cuisses… Non ! Non ! Ne pas recommencer. Par respect envers lui-même, rien de plus… Respect  ! Un mot qui l’encombrait, oui ! Réduit