Les noces de fer
reculer… Non, pas tous : une bonne moitié ne reviendra jamais !… Cette nuit, si l’on est Poitevin, mieux vaut être mort que navré, au pouvoir de l’ennemi ! » S’il s’était trouvé depuis quelques jours en ville, il aurait réprouvé cette idée d’unique sortie : il en eût fallu une à chacune des portes pour vraiment surprendre les Anglais, capturer quelques connétables et détruire leur artillerie. Qui avait décidé de cette funeste aventure ? Assurément un chevalier avide d’appertise [35] tel que Berland ou Rochechouart. Oh ! certes, cette folie arrangeait ses desseins, mais quels vains sacrifices… Pas même un prisonnier, ne fût-ce qu’un guisarmier, un charpentier ou un mire !
Il se trouvait encore loin de l’entrée. À travers le lierre qui la couvrait, il heurtait parfois, du dos, du coude ou de l’épaule, la paroi de la tour portière. « Bon sang ! les Poitevins s’entassent et n’avancent plus ! » Et les Goddons les saignaient à outrance.
— Place !… Place !… Refoulez ces malandrins !… Battez-vous, par la mordieu ! Il faut atteindre cette porte !
Il faillit recevoir un tranchant de vouge sur la tête. Vivre pour Blandine ! Il essayait de rendre coup pour coup, tapant sur les chapeaux de fer et les bassinets car partout, de même qu’à Crécy, les chevaliers et écuyers d’Angleterre côtoyaient leur piétaille. Il entaillait des épaules, des cous, et lorsque, parvenu en vue de l’entrée où la presse était féroce, il se sentit atteint à l’arrière-bras dextre, il hurla plus fort « Montjoie » et fut heureux d’entrevoir Tinchebraye, taché de sang mais se battant bien.
« Pourvu que mon épée tienne bon ! »
Qu’allait-il penser ! C’était Confiance, sa bonne et noble lame.
— Allez, messire… On approche et on entrera !
Tinchebraye, toujours. La mêlée devint telle que leurs mouvements semblèrent s’y étouffer. On s’étreignait et s’étranglait parfois. Les poignards, perce-mailles, coustilles et dagasses – toutes les armes courtes – remplaçaient les armes d’hast et les épées. « Je n’abandonnerai pas Confiance ! Elle est ma vie, ma sauvegarde et mon plaisir… » Des hurlements couvraient les crépitements des fers et des aciers. Une trompette annonça l’apparition de nouveaux combattants cependant que l’obscurité s’argentait au flamboiement de leurs piques.
— Tiens bon, Tinchebraye !
Ils grognaient, reculaient devant une haie de Goddons et de Gascons si serrée que ceux-ci ne pouvaient guère manier leurs lames, mais quelques-uns, poignant des lances écourtées, perçaient du Poitevin à qui mieux mieux. La voûte n’était plus qu’à trois ou quatre pas et le second vantail se fermait difficilement sous la pression des corps ; ses ais de chêne épais fortifiés de fer résonnaient comme des tambours sous des heurts de toute espèce. Encouragements, cris, gémissements, injures et crépitations, tout se liait et bouillonnait devant cette grande bouche de pierre au-delà de laquelle maintes rues menaient aux halles. Et à Blandine.
Un pas de plus en estoquant un homme. Un épieu – évité – se ficha dans la porte. La hampe se brisa. Ogier vit un poignet rompu s’agiter parmi des éclairs d’aciers. « Dieu ! Dieu ! sauvez-moi ! » Les ténèbres puaient la sueur. Le sang devenait noir : la nuit, désormais, lançait sa glu sur la mêlée.
Le bouillonnement s’aggrava. Un cheval parvint à traverser la presse.
— Place ! Place ! exigeait le seigneur penché sur son encolure.
Aux huées de ceux des créneaux succéda un hennissement. Guerre des hommes et des innocents : enfants, vieillards, femmes, pucelles, bêtes. Ce destrier vivait-il ? « S’il vit, je vivrai ! » Bêtise. Où était passé Tinchebraye ? Mort ? Joubert ? Mort ? « J’entrerai en ces murs quitte à occire ces manants qui m’en empêchent ! » Certains d’entre eux, dépourvus d’arme, écartaient de leurs mains tailladées les picots et tranchants, et perdaient leurs doigts avant de perdre la vie. D’autres, décervelés, tombaient comme avalés par une trappe dans le taillis des bras et des aciers poisseux. Certains, morts debout, étaient percés encore, moins par haine que par indignation : ils gênaient les mouvements. La grasse odeur de sève humaine, de tripailles répandues et de déconfiture collait à ces hauts murs contre lesquels les soudoyers
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