Les Nus et les Morts
môme », dit-il d’une voix rêche. Il promena un doigt sur le côté de la couchette et, surmontant son embarras, il laissa échapper : « Eh ! comment que c’est d’avoir un gosse ? »
Goldstein balança un moment, comme pour fournir une réponse définitive. « Oh ! c’est un tas de… joies. » Il avait été sur le point de dire « un tas de nochis ». « Mais c’est aussi un tas de peines. On s’en fait beaucoup de soucis, et il y a bien sûr les difficultés matérielles.
– Oui », dit Gallagher, marquant son accord d’un signe de tête.
Goldstein continua de parler. Il devait se faire un peu violence, car Gallagher était l’homme qu’il haïssait le plus dans la section. La chaleur et la bienveillance qu’il ressentait en ce moment à l’égard de Gallagher le troublaient. Il était toujours conscient de lui-même quand il lui arrivait de parler de juif à chrétien ; toute action, tout mot, lui étaient alors dictés par son désir de faire bonne impression. Bien que sensible aux marques de sympathie, il devait une part de sa satisfaction à l’idée que c’était au juif que les gens manifestaient leur cordialité. Aussi s’efforçait-il de ne rien dire qui pût déplaire à Gallagher.
Mais, parler de sa famille, le plongeait automatiquement dans un sentiment de privation et de solitude. De vagues images peuplées de béatitudes de la vie conjugale flottaient dans sa tête. Il se rappela une nuit où lui et sa femme, pouffant dans le noir, avaient écouté d’une oreille le bizarre et fastueux ronflement de leur bébé. « Ce sont les enfants qui font que la vie vaille la peine d’être vécue », dit-il persuasivement.
Martinez se rendit tout à coup compte que lui aussi était père. Pour la première fois depuis des années il se souvint de la grossesse de Rosalita. Il haussa les épaules. Sept ans maintenant ? Huit ans ? Il avait perdu son compte. « Nom de Dieu », se dit-il. Une fois débarrassé d’elle, il ne s’en était jamais souvenu que comme d’une source d’embêtements.
D’avoir engendré un enfant le bouffissait d’orgueil. « Nom de Dieu, moi être un dur », se dit-il. Il avait envie de rire. Martinez faire un gosse et foutre le camp. Il en éprouvait une joie malicieuse, comme s’il était un enfant qui tourmente un chien. « Qu’est-ce qu’elle faire avec ? Faire fausse couche ? Nom de Dieu ! » Sa vanité s’enflait comme un ventre qui se ballonne. Il songeait avec un ravissement naïf à sa virilité, à l’attrait qu’il exerçait sur les femmes. Que l’enfant fût illégitime accroissait son estime de soi ; son rôle en devenait extravagant, d’une grandeur plus imposante.
Il ressentit une affection indulgente, presque condescendante, à l’égard de Goldstein. Jusqu’à présent Goldstein lui avait fait un peu peur, au point qu’il se trouvait plutôt gêné en sa présence. Un jour ils eurent une discussion, et Goldstein s’était montré en désaccord avec lui. Toutes les fois qu’une telle chose lui arrivait, Martinez réagissait inévitablement comme un écolier effrayé sous la réprimande de son maître. Jamais encore il ne s’était senti à l’aise dans son rôle de sergent. Mais maintenant il s’était purifié dans l’affection de Goldstein. Goldstein ne l’avait pas méprisé le jour de leur discussion. « Goldstein il est brave », se dit-il.
Il devint conscient des vibrations du bateau, de sa lente et cahoteuse avance parmi les vagues. Il faisait presque sombre. Il bâilla et se roula en boule sous sa toile imperméable. Il avait un peu faim, et il se demanda paresseusement s’il devait manger un morceau ou rester sans bouger. Il songea à la patrouille, et une pointe d’angoisse le lit sursauter. « Pas penser à ça, pas penser à ça », se répéta t-il.
Il se rendit compte soudain que Gallagher et Goldstein s’étaient tus. Levant la tête, il vit que presque tout le monde se tenait debout sur les couchettes ou se pressait à tribord. « Qu’est-ce qu’ils regardent ? demanda Gallagher.
– Le coucher du soleil, je crois, dit Goldstein.
– Le coucher du soleil ? » Martinez regarda le ciel. Il était presque noir, semé de vilains nuages de pluie couleur de plomb. « Où coucher du soleil ? » demanda-t-il. Il se dressa sur sa couchette, affermit ses pieds sur les montants de bois, et regarda du côté de l’ouest.
Le coucher du soleil déployait une profusion
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