Les Nus et les Morts
Croft le troubla insensiblement. Il examinait la montagne sans émotion, avec indifférence presque. Mais quand il détourna les yeux une peur le saisit, la même peur que tous éprouvèrent à un moment ou à un autre de la journée. Comme chacun de ses compagnons, lui aussi se demandait si cette patrouille allait être sa dernière.
Goldstein et Martinez parlaient Amérique. Leurs couchettes se trouvèrent être par hasard l’une contre l’autre, et ils y passèrent tout l’après-midi à l’abri de leurs toiles imperméables. Goldstein se sentait dans un état d’esprit plutôt heureux. Ses rapports avec Martinez ne furent jamais particulièrement soutenus, mais ils bavardaient depuis plusieurs heures et leurs confidences commençaient de prendre une tournure intime. Goldstein se sentait toujours heureux quand il pouvait être sur un pied d’amitié avec quelqu’un ; sa nature ingénue le mettait toujours en confiance. Une des raisons principales qui le rendaient misérable était que les amitiés qu’il se faisait dans la section semblaient ne jamais durer. Ceux avec qui il lui arrivait d’avoir de longues et amicales conversations le blessaient ou l’ignoraient le jour d’après sans qu’il pût comprendre pourquoi. A ses yeux on était amis, ou on-ne l’était pas ; revirements et déloyautés échappaient à son entendement. Il était malheureux parce qu’il se sentait constamment trahi.
Cependant, il ne devenait jamais tout à fait découragé. Il était, essentiellement, un homme actif, un homme positif. Si on le heurtait dans ses sentiments, si un de ses amis se révélait indigne de confiance, il couvait ses peines, puis, finissant presque toujours par les digérer, il repartait de plus belle. Ayant essuyé une série de rebuffades depuis son arrivée dans la section, il devint plus astucieux, plus prudent quant à ce qu’il disait et faisait. Mais il était bien trop affectueux pour posséder de réelles défenses ; toute manifestation d’amitié le trouvait prêt à oublier ses griefs et à répondre avec chaleur et simplicité. Maintenant toutes ses sympathies allaient à Martinez. S’il avait eu à exprimer son opinion, il se serait dit : Martinez est un excellent garçon ; un peu lent, mais un brave type, très démocratique pour un sergent.
« En Amérique, disait Martinez, toujours beaucoup bonnes occasions.
– Oh ! ce n’est pas ça qui manque, approuva Goldstein d’un ton doctoral. J’ai mes idées pour monter une affaire à moi, j’y ai beaucoup réfléchi, parce que si on veut aller de l’avant il faut marcher sur ses propres jambes. On peut dire pas mal de bien d’un salaire qui vous tombe régulièrement et de la sécurité que ça vous donne, mais je préfère être mon propre patron. »
Martinez approuva. « Beaucoup argent dans ton affaire, hein ?
– Parfois. »
Martinez considéra la chose. Argent ! Une petite transpiration lui vint sur la paume des mains. Il songea un instant à un nommé Isidoro Juaninez, tenancier de bordel, qui l’avait fasciné dans le temps. Il frissonna au souvenir d’Isidoro agitant de grosses liasses de dollars. « Après la guerre je peut-être quitter l’armée.
– Tu devrais certainement le faire, dit Goldstein. Tu es un garçon intelligent et digne de confiance. »
Martinez soupira. « Mais… » Il ne savait pas comment exprimer sa pensée. Mentionner qu’il était Mexicain l’embarrassait toujours, Il pensait que c’était faire preuve de mauvaises manières ; c’était presque donner à croire à son interlocuteur qu’il le blâmait et le rendait responsable d’un état de fait où les bons emplois n’étaient pas accessibles à un Américain d’ascendance mexicaine. De plus, il se portait toujours avec l’espoir irrationnel qu’on le prendrait peut-être pour un Espagnol de pure souche.
« Mais je n’ai pas d’instruction », dit-il.
Goldstein secoua la tête avec compassion. « C’est vrai que c’est un obstacle. J’ai toujours voulu finir le collège, et je sens que ça me manque. Mais, dans les affaires, une bonne tête suffit. Je crois sérieusement à l’honnêteté età la sincérité dans les affaires ; tous les vrais grands hommes ont réussi à force de décence. »
Martinez fit oui de la tête. Il aurait voulu savoir de quelle grandeur est la pièce dont on a besoin pour garder son argent quand on est très riche. Des images languissaient dans sa tête de vêtements
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