Les Nus et les Morts
plus de quarante milles à travers un terrain inconnu, dont les derniers dix milles sur les arrières immédiats des Japonais. Il se tourna vers Croft et pointa du doigt la carte aérienne qu’ils venaient d’étaler sur le sable. « Il me semble, sergent, que le mieux serait de remonter cette rivière, dit-il, désignant un ruisseau qui débouchait de la jungle à quelques centaines de mètres en amont de la plage. Remontons la aussi loin qu’il se peut, après quoi nous nous taillerons une piste jusqu’à ce que nous arrivions dans les herbes kunaï
– M’est avis que c’est ce qu’y a à faire », dit Croft. Hearn voyait juste, et ça l’ennuyait un peu. Il se frotta le menton. « Ça nous prendra bien plus longtemps que vous pensez, mon lieutenant.
– Peut-être, » Croft le mettait légèrement mal à l’aise. Il avait de l’expérience, c’était évident, mais il n’allait rien dire sans se faire tirer l’oreille. Sacré Sudiste. Il était comme Clellan. Hearn tapota la carte. Déjà, il pouvait sentir le sable s’échauffer sous ses pieds. « Ça ne fait que deux milles de jungle. »
Croft secoua la tête avec obstination. « on peut pas se fier à une carte aérienne. Ce petit vieux ruisseau peut-être bien qu’il nous mènera où c’est qu’on veut aller, mais j’y ferai pas confiance. » Il cracha dans le sable. « Y a qu’à démarrer et voir venir.
– C’est ça, dit Hearn, la voix tranchante. Allons-y, démarrons. »
Croft regarda les hommes. « Allez les gars, en route. »
Les hommes remirent leurs paquetages, se chargèrent de leurs armes, se tortillant sous leur barda pour en répartir le poids et alléger la morsure des bretelles sur leurs épaules. Deux minutes plus tard, formant une colonne désordonnée, ils se mirent à patauger dans le sable. Quand ils eurent atteint le cours d’eau, Hearn leur fit faire halte. « Donnez-leur une idée de ce que nous comptons faire », dit-il à Croft.
Croft haussa les épaules et partit d’une petite harangue. « On va remonter cette rivière que voilà aussi loin qu’on peut, et vous ferez mieux de vous attendre à suer du cul. Alors, si y en a qu’ont envie de râler, ils peuvent aussi bien y aller tout de suite. » Il remonta son barda d’une secousse. « On croit pas qu’y a des Japonais de ce côté-ci, mais ça veut pas dire que vous devez marcher comme une foutue bande de moutons qui regardent entre leurs pattes. Tâchons d’ouvrir l’œil. » Il les regarda, les examinant un à un, trouvant un doux plaisir dans la façon dont la plupart détournaient les yeux. Il marqua un silence, se pourléchant comme pour supputer s’il devait ajouter un mot à son discours. « Quelque chose que vous voulez leur dire, mon lieutenant ? »
Hearn éprouva du doigt la bretelle de sa carabine. « Oui, de fait. » Il loucha dans le soleil. « Hommes, dit-il d’une voix dégagée, je ne connais aucun d’entre vous, et vous ne me connaissez pas. Peut-être n’avez-vous pas le désir de me connaître. » Certains pouffèrent à demi, et il leur sourit tout à coup. « Quoi qu’il en soit, vous m’avez bel et bien sur les bras, j’ai atterri sur vos genoux et vous m’avez pour les bons comme pour les mauvais jours. Je pense, quant à moi, que nous „ferons bon ménage. Je tâcherai d’être équitable ; n’empêche, vous me haïrez tout de même comme la peste chaque fois qu’il m’arrivera de vous donner ordre d’avancer alors que vous serez claqués de fatigue. Bon, parfait, mais n’oubliez pas que je serai tout aussi pompé que n’importe lequel d’entre vous, et que je me haïrai à mon tour. » Ils rirent, et pendant un moment il connut la certitude de l’orateur qui emporte la foule. Il en éprouva une puissante satisfaction, presque surprenante dans sa force. « Le voilà bien le fils de Will Hearn, à ne pas s’y tromper », songea-t-il. « Bon, allons-y. »
Croft passa en tête de colonne. Le discours d’Hearn l’agaçait. Ça n’étaient pas des choses à dire ; un chef de section ne jouait pas au camarade avec ses hommes. Hearn allait les abâtardir avec ce genre de bavardage. Croft n’avait que dédain pour des gradés qui s’efforçaient de gagner la sympathie de leurs troupiers ; c’était, à ses yeux, agir en femme, et puis ça gâtait les affaires. « Cette sacrée section ira à la ruine », se dit-il.
La rivière semblait profonde en son milieu, mais une
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