Les Nus et les Morts
plus luisant, plus sûr de soi. Il poussait encore. Et à cause de tout cela, à cause de ses doutes, et parce qu’il devint conscient (le la maigreur fatiguée de son propre corps, son orgueil l’exhorta à persévérer. « Tu pètes plus haut que ton derrière, Stanley, dit-il.
– Qu’est-ce qui te prend, tu fais bande avec Gallagher ? »
Gallagher eut peur de nouveau ; il ne voulait pas être entraîné dans des histoires. Il s’était replié sur lui-même au cours des dernières semaines ; il devenait passif ; ses accès de rage occasionnels le laissaient sans ressort. Et cependant il ne voulait pas battre en retraite : Red était un de ses meilleurs copains. « Red a pas besoin de faire bande avec moi, marmonna-t-il.
– Vous deux, parce que vous êtes dans la bagarre un peu plus longtemps que moi, vous croyez que vous êtes des gars à la redresse ?
– – Peut-être », dit Gallagher.
Stanley savait qu’il devait dire son fait à Red s’il voulait gagner l’estime de Croft, mais il s’en sentit incapable. Les sarcasmes de Red avaient lacéré son assurance ; tout à coup il se trouva obligé de reconnaître qu’il était terrifié à la seule pensée d’un combat. Il aspira profondément. « C’est pas le moment, mais attends un peu qu’on rentre.
– C’est ça, envoie-moi une lettre. »
La bouche de Stanley se durcit, mais il ne trouva rien à répondre. Il regarda Croft, dont le visage était impassible. « Vous deux, je voudrais seulement vous avoir dans mon escouade », dit-il à Red et à Gallagher. Ils lui rirent au nez.
Croft était contrarié. Il avait oscillé entre son désir d’assister à une bagarre et son appréhension de l’effet démoralisant qu’elle n’eût pas manqué d’avoir sur le moral des hommes. Maintenant il n’avait que mépris pour Stanley ; un gradé devait savoir comment remettre un homme à sa place sans gâcher la marchandise. Il expectora un petit graillon par-dessus la rampe. « Qu’est-ce qui vous démange ? Voyez tous rouge déjà ? » dit-il froidement. Des parlotes sans objet l’irritaient.
Tous se turent de nouveau. La tension qui les raidissait s’était affaissée comme une feuille de papier imbibée d’eau. Croft excepté, tous se sentaient secrètement soulagés. Mais la pensée de la patrouille les enveloppait d’un sombre suaire. Chacun se retirait dans un silence peuplé de craintes. La nuit descendait sur eux comme un mauvais présage.
S’élevant au-dessus de l’île, le Mont Anaka leur apparaissait au loin. Il s’arquait, froid et lointain, au-dessus de la jungle qui l’environnait, se haussant lourdement jusque dans les nuages. La brunâtre lueur du crépuscule le faisait ressembler à un immense éléphant gris dressé sur ses pattes de devant, son arrière-train perdu dans la verte jonchée de sa tanière. La montagne semblait sage et puissante et terrifiante dans ses dimensions. Saisi par une sensation de beauté qu’il se sentait incapable d’exprimer, Gallagher s’absorbait dans le spectacle. L’idée, la vision qu’il s’était toujours faites de quelque chose de plus pur et de plus net et de plus beau que le turbin dans lequel il avait vécu se mirent à vibrer en lui, à résonner avec une force grandissante. Il lui sembla, pendant un instant, qu’il allait pouvoir mettre en mots ce qu’il éprouvait, un instant vite évanoui qui le laissa dans un halo de ravissement et de joie troublante. Il s’humecta les lèvres et se remit à pleurer sa femme.
Croft était remué jusqu’au fond de son être. La montagne l’attirait, elle l’accablait et l’enflammait par sa grandeur. Il ne l’avait jamais vue si nettement ; embourbées dans la jungle, les falaises de la chaîne Watamaï lui avaient masqué le sommet de la montagne. II regardait de tous ses yeux, examinant les arêtes, ressentant un dé sir instinctif d’escalader le mont, de se dresser debout sur sa cime, d’avoir à ses pieds toute sa masse grandiose. Il était intensément ému ; comme après la mort d’Hennessey ou encore quand il avait tué le prisonnier japonais, il était en proie à un respect mêlé de crainte, à des désirs puissants, à une extase singulière. Oublieux des hommes qui l’entouraient, il regardait le pic avec un sentiment proche de la haine. « Cette montagne est fameusement vieille », dit-il à la fin.
Et Red n’éprouvait que de la tristesse, qu’une vague lassitude. La phrase de
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