Les Nus et les Morts
bande de haut-fond courait le long des deux rives, large d’une quinzaine de mètres, où l’eau crépitait sur les galets. Les quatorze hommes s’avançaient en colonne par un. Pareille à une voûte la forêt sortit bientôt à leur rencontre, et quand ils eurent doublé le premier coude du ruisseau la jungle s’ouvrit comme un tunnel aux parois faites de feuillage et au sol couvert de vase. Filtrant à travers un vaste tamis de feuilles et de fougères et de sarments et de lianes, le soleil absorbait les couleurs de la jungle, pour acquérir à son tour le vert miroitant du velours. La lumière bougeait et changeait comme si elle passait et repassait à travers la dentelure d’une ogive. La jungle les enserrait de toutes parts, sombre et susurrante ; elle les recouvrait de ses bruits et de ses fragrances et de la grasse émanation de sa moisissure. Les odeurs asphyxiantes de ferment, de putréfaction, de nécrose, l’âcre exhalaison de ce qui pousse et croît, obstruaient leurs sens et les mettaient à un doigt de la nausée. « Ça pue nom de Dieu », grommela Red. Si longtemps ils avaient vécu dans-la jungle, qu’ils en avaient oublié les effluves ; mais, la nuit, sur l’eau, leurs narines s’étant purifiées, ils redevinrent sensibles à l’intense, à la gluante pesanteur de l’air.
« Sent comme une Négresse », annonça Wilson.
Brown pouffa nerveusement. « Quand est-ce que t’as jamais foutu une Négresse ? » Mais la remarque de Wilson l’avait troublé ; la puanteur de rut et de sperme éveillait de vagues réminiscences.
Le ruisseau creusait son lit dans la jungle. Déjà personne ne se rappelait plus l’aspect que ce cours d’eau avait eu au soleil. Ils étaient assourdis par le vif, le frénétique bruissement des insectes et des animaux, par la rageuse stridulation des moustiques et la rauque jaserie des singes et des perruches. Ils suaient abominablement ; encore que n’ayant fait que quelques centaines de mètres, ils étaient à court de souffle, et des taches de sueur noire mangeaient leurs uniformes. A cette heure matinale la jungle exsudait une brume qui leur arrivait à mi-corps ; elle s’ouvrait à leur passage, se refermait sur eux, paresseusement, comme un limaçon qui se retourne dans sa coquille. A ceux qui avançaient en tête de colonne chaque pas coûtait un effort de volonté énorme. Ils frissonnaient de dégoût, et souvent ils s’arrêtaient pour rattraper leur souffle. Autour d’eux, sur eux, la jungle suintait ; des îlots de bambou poussaient en bordure du ruisseau, leur fin feuillage de dentelle perdu dans un fouillis de végétation. Des plantes parasites grimpaient le long des arbres, croissaient dans leur cime ; le limon noir de la rivière embourbait les racines des broussailles et s’encastrait entre les galets que les hommes foulaient. Des gouttelettes tombaient une à une dans le cours d’eau, avec un léger tintement aussitôt couvert par le cri des oiseaux et le bourdonnement des insectes.
Lentement, tenacement, l’eau imbibait la graisse de leurs chaussures, remontait le long de leurs mollets, atteignait leurs genoux quand il leur arrivait de traverser le ruisseau à gué. Leur barda s’était alourdi ; leurs bras s’ankylosaient, leurs dos devenaient douloureux. La plupart d’entre eux charriaient trente livres de rations et de matériel de couchage, et avec leurs deux bidons d’eau, leurs dix chargeurs de cartouches, leurs deux ou trois grenades, leurs fusils et machettes, chacun avait réparti près de soixante livres d’équipement sur son corps. Presque tout le monde se fatigua très vite, et quand ils eurent fait la moitié d’un mille les plus faibles commencèrent à se sentir à bout de force. La densité de la jungle, la bouillasse miasmatique, les bruits liquides, le harcèlement des insectes, tout avait perdu de son intensité première. Ils n’étaient plus aussi conscients de leur sinistre environnement ; les vagues, les innombrables terreurs s’effritaient, qui les avaient assaillis à leur entrée dans le tunnel creusé à même la jungle, s’évanouissant peu à peu sous le monotone et grinçant effort de la marche. Malgré la harangue de Croft ils avançaient la tête baissée, le regard rivé à leurs pieds.
Le cours d’eau se rétrécit et, le long des rivages, la bande de haut-fond n’eut plus que la largeur d’un pas. Le terrain commençait de monter ; la rivière, de fait, avait déjà
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