Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

Les Nus et les Morts

Titel: Les Nus et les Morts Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Norman Mailer
Vom Netzwerk:
baissa les yeux. « Aaah, allons-y », dit-il à Roth. Ils ramassèrent leurs machettes et se remirent à taillader les broussailles. Croft les observa pendant quelques secondes, puis il leur tourna le dos et s’en alla par la piste.
    Roth sentait que la faute de l’incident lui incombait. Une fois de plus il eut le sentiment corrosif de la faillite qui le poursuivait opiniâtrement. « Je ne suis bon à rien », se disait-il. Il assena un coup de sa machette et, sous le choc, l’outil lui échappa des mains. « Ohh », fit-il. Mollement, sans ressort, il se baissa pour ramasser le couteau.
    « Te peux aussi bien t’arrêter maintenant », lui dit Ridges. Il empoigna une machette et se mit à travailler épaule contre épaule avec Goldstein. A mesure qu’il hachait les broussailles d’un mouvement plein de flegme et de patience, son corps large et trapu devenait moins gauche et se donnait une grâce souple et vigoureuse. Vu de derrière, il ressemblait à un animal qui creuse sa tanière. Un franc orgueil se devinait dans sa force. Alors que ses muscles puissants se tendaient et se relâchaient, que la sueur coulait dans son dos, il se plongeait tout entier dans sa tâche, dans les odeurs de son propre corps, goûtant un bonheur parfait.
    Goldstein lui non plus ne trouvait rien à redire à son travail, lui aussi prenait plaisir dans le sûr mouvement de ses membres, mais sa satisfaction était moins innocente que celle de Ridges. Elle était affadie par son préjugé contre le travail manuel. « C’est la seule espèce de travail que j’aie jamais trouvé », se disait-il avec tristesse. Il avait vendu des journaux, travaillé dans un entrepôt de marchandises, appris la soudure, et il déplorait de n’avoir jamais eu d’occupation où l’on ne se salît pas les doigts -– préjugé profondément enraciné, nourri de souvenirs et de maximes de son enfance. Il oscillait entre des bouffées de chaleur et de dédain à se voir travaillant si bien en compagnie de Ridges. « C’est fort bon pour Ridges, se disait-il, c est un paysan, mais moi j’aurais préféré quelque chose de mieux que ça. » Un doux chagrin lui venait au sujet de son destin. « Si j’avais de l’instruction, une cul ture, j’aurais pu faire quelque chose de moi-même. »
    Il broyait toujours du noir quand ils furent relevés par l’équipe suivante. Il clopina le long de la piste vers l’en droit où il avait laissé son sac et son fusil, et se replongea dans sa mélancolie.« Ach, toutes les choses que j’aurais pu faire. » Sans cause apparemment, une tristesse illimitée jaillissait dans sa poitrine. Il se prenait en pitié, une pitié qui s’accroissait, qui s’enflait assez pour inclure le monde entier dans sa compassion. « Ay ! c’est si dur, si dur », pensait-il. Il n’aurait pas su dire pourquoi il venait de faire cette constatation ; c’était une vérité qui semblait appartenir à la moelle de Ses os.
    Son état d’esprit ne le surprenait pas ; il y était habitué, il s’y complaisait. Il lui arrivait d’être joyeux pendant des jours, d’aimer chacun, de se contenter de toute tâche qui lui échouait, puis, soudainement, inexplicablement presque, parce que déjà les causes du revirement lui importaient peu, il sombrait dans une mélancolie qu’il entretenait à souhait.
    Dans ce moment il se plongeait tout entier dans une mer de découragement. Oh ! quelle est la signification de tout ça ? Pourquoi naît-on, pourquoi travaille-t-on ? On naît puis on meurt, et tout serait donc dit ? Il secoua In tête. Regarde la famille Levine. Ils avaient un fils plein de promesses, l’Université de Columbia lui avait donné une bourse, puis il a été tué dans un accident de voiture. Pourquoi ? Pourquoi donc ? Ses parents avaient tant peiné pour l’envoyer à l’école. Il ne connaissait les Levine que superficiellement, mais il était. au bord des larmes. Pourquoi doit-il en être ainsi ? D’autres chagrins l’envahissaient, petits et grands, vague après vague. Il se rappela qu’un jour, alors que ses parents étaient très pauvres, sa mère avait perdu une paire de gants auxquels elle tenait beaucoup. « Ay ! soupira-t-il de nouveau. Que la vie est dure. » Il était loin de la section, de la patrouille qui ne faisait que commencer. « Même Croft, que tirera-t-il de tout ça ? Tu viens au monde, puis tu t’en vas. » D’en être conscient le mettait en quelque sorte

Weitere Kostenlose Bücher