Les Nus et les Morts
n’a rien de commun avec la religion. » Il était tout à fait décontenancé. Croire que sa religion était cause de leur antipathie l’aurait réconforté, mais d’autres problèmes s’y greffaient immédiatement, d’autres présages de défaite. Il avait envie de se cacher la tête dans ses bras, de remonter ses genoux sous son menton, de fuir l’injustice criante dont il était l’objet, le bruit incessant des machettes, le murmure des conversations, l’effort et la tension atroces de tous les instants. La jungle lui parut accueillante tout soudain, refuge contre toutes les peines à venir. Il aspirait à s’y perdre, à s’y isoler contre ses compagnons. « Je ne sais pas », dit-il. Il lui paraissait important de mettre fin a la discussion.
Ils gardèrent le silence, chacun allongé contre son sac, chacun repris par ses pensées intimes. La fatigue brouillait la rêverie de Minetta et le rendait triste. Il songeait à l’Italie, qu’il avait visitée avec ses parents quand il était encore enfant. Il n’avait retenu que peu de choses de ce voyage ; il revoyait le pays où son père était né, un peu de la ville de Naples, mais tout le reste s’était obscurci dans sa mémoire.
Dans le village de son père les maisons dégringolaient la pente d’une colline, formant un fin lacis de ruelles et de placettes poussiéreuses. Au pied de la colline un petit ruisseau des montagnes fouaillait la pierre et se hâtait vigoureusement vers la vallée en bas. Le matin, les femmes y portaient leur lessive dans des paniers, elles lavaient le linge familial sur la pierre plate du rivage, pétrissant et frappant et frottant d’un geste grave, ancestral, qui est celui des paysannes au travail. Tous les après-midi des garçonnets y venaient puiser de l’eau puis remontaient la colline d’un pas lent, leurs petites jambes brunes bandées comme la corde sous l’effort.
Ces détails, à peu près les seuls dont il eût le souvenir, le remuaient pourtant. Il n’y pensait pas souvent, il avait oublié presque tout ce qu’il avait jamais su d’italien, mais quand il était d’humeur songeuse il lui arrivait de se rappeler l’éclat du soleil sur les murs des ruelles ou encore la senteur mordante du fumier dans les champs.
Dans ce moment, pour la première fois depuis des mois, il rêvassait à la guerre en Italie, se demandant si des bombardements avaient détruit son village. Cela lui semblait presque impossible à concevoir ; les petites maisons de pierre et de plâtre devaient durer à jamais. Et cependant… Une profonde dépression s’emparait de lui. Il avait rarement songé à retourner dans ce village, mais maintenant, exceptionnellement, c’était la chose qu’il désirait le plus au monde, « Jésus, tout ça en ruine », se disait-il. D’y penser le rendait tout triste. Le temps de quelques secondes tout un montage se fit dans son esprit, – villes détruites, corps sur les routes, tonnerre incessant d’artillerie à l’horizon ; même sa section s’y trouvait, sur une île, dans quelque océan inconnu. Tout n’était que dévastation d’un bout à l’autre de l’univers. La vision était trop écrasante ; sa pensée vira de bord, donna dangereusement de la bande contre la pierre sur laquelle il était assis, puis se replongea dans les misères et les fatigues de son corps. « Aaah, c’est si grand qu’on s’y perd. Y a toujours des salauds pour tirer les ficelles. » Mais, malgré lui, il le revoyait son village en ruine, les murs fracassés, sans vie, debout comme les bras dressés des soldats morts. Il en fut bouleversé ; un sentiment de culpabilité l’assaillit, connue s’il avait imaginé la mort de ses parents, et il s’efforça de chasser la vision. L’idée de cette destruction l’enrageait. De nouveau il lui sembla impossible que les femmes ne vinssent plus faire leur lessive sur les pierres du ruisseau. Il secoua la tête. « Aaah, cet enculé de Mussolini. » Mais il était décontenancé ; son père lui avait toujours dit que Mussolini avait apporté la prospérité à l’Italie, chose qu’il ne s’était jamais avisé de mettre en doute. Il se rappelait les arguments entre ses oncles et son père. Nom de Dieu, ils étaient si pauvres là-bas qu’il leur fallait un gars pour faire marcher les choses, se disait-il du coup. Il pensait à un cousin de son père, un gros bonnet à Home, qui avait marché avec l’armée de Mussolini, en 1922. Tout
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