Les Nus et les Morts
que Martinez le menaçait ? Il était abasourdi. De tous les hommes de la section Martinez était le seul dont l’obéissance n’avait jamais fait de doute pour lui. Il le regardait avec une rage tranquille, se retenant de lui sauter à la gorge. Son seul ami dans la section le menaçait. Il cracha. On ne pouvait se fier à personne, à personne sinon à soi-même.
La montagne, face à lui, n’avait jamais paru si haute ni si lugubre. Peut-être une part de son être aspirait-elle à faire demi-tour, mais il repoussa la tentation. La mort d’Hearn ne rimerait à rien s ils revenaient sur leurs pas. Son dos se crispa sous la piqûre de mille aiguilles. Le pic de la montagne le sollicitait toujours.
Il lui fallait procéder avec précaution. Si Martinez avait pris cette attitude, la situation était dangereuse. Si jamais ils découvraient… « Nom de Dieu, Mange-Japonais, tu te mets contre moi ? dit-il doucement.
– Non.
– Eh bien, qu’est-ce que c’est que ces foutaises ? T’es un sergent toi, tu te laisses pas embarquer dans une gadouille comme ça. »
Martinez était pris. On mettait en doute sa loyauté. Avidement suspendu aux lèvres de Croft, il attendait le mot redoutable : un sergent mexicain !
« Je croyais qu’on était de bons copains, Mange-Japonais.
– Oui.
– Je croyais qu’y avait rien au monde pour te donner les foies.
– Non. » Sa loyauté, son amitié, son courage étaient mis en cause. Et tandis qu’il regardait l’œil bleu et froid de Croft il était sous le coup de la même maladresse, de la même misère, du même sentiment d’infériorité qu’il éprouvait toujours en s’adressant à… au protestant blanc. Mais autre chose s’y ajoutait encore. Le danger indéfinissable dont le pressentiment ne le quittait jamais semblait avoir pris du tranchant et le menacer dans l’immédiat. Que lui feraient ils, quels supplices lui infligerait-on ? Il suffoquait presque d’angoisse.
« Bon, Mange-Japonais reste avec moi.
– Sûr. » La voix pateline de Croft pesait lourdement sur Martinez.
« Qu’est-ce que tu veux dire, tu restes avec lui ? demanda Gallagher. Dis donc, Croft, pourquoi nom de Dieu que tu rentres pas ? T’as pas assez de ta chiée de médailles ?
– Gallagher, boucle ton sale trou. »
Martinez avait envie de filer en douce.
« Aaah. » Gallagher pirouettait entre la crainte et la résolution. « Tu me fais pas peur, Croft. Tu sais foutre bien ce que je pense de toi. »
La plupart des hommes s’étaient réveillés et ils ne les quittaient pas du regard.
« Ferme ta gueule, Gallagher.
– Te feras bien de pas nous tourner le dos », dit Gallagher. Il s’en fut, tremblant sous la réaction de son courage. Il anticipait qu’à tout moment Croft lui courrait après et l’attaquerait par-derrière. La peau frissonnait le long de son échine dans l’attente du coup.
Mais Croft n’en fit rien. Il se ressentait de l’infidélité de Martinez. La résistance des hommes ne l’avait jamais oppressé plus lourdement. Il lui fallait vaincre la montagne, et eux ne faisaient que le freiner. L’accumulation des difficultés le laissa vide pour un moment, et sans volonté.
« Bon, on se mettra en route dans une demi-heure, alors magnez-vous le cul. » Un chœur de grognements et de ronchonnements lui répondit, mais il préféra ne pas savoir quels étaient les rouspéteurs. Il tendait les derniers ressorts de sa volonté. Il était épuisé, et son corps crasseux lui infligeait d’intolérables démangeaisons.
Que feraient-ils, une fois la montagne escaladée ? Ils n’était plus que sept, et Minetta et Wyman ne valaient pas cher. Il observait Polack et Red qui mastiquaient avec obstination leur déjeuner et lui renvoyaient son regard. Mais ces considérations pouvaient attendre. Il serait temps d’y penser quand ils auraient traversé la montagne. C’était le seul problème important.
Red ne le quitta pas des yeux pendant plusieurs minutes, notant chacun de ses gestes avec une sourde haine. Jamais homme ne lui avait inspiré une telle répugnance. Tout en picorant ses œufs au jambon de conserve il sentait chaque bouchée lui rester sur le cœur. La décoction était épaisse et sans goût ; tandis qu’il mâchait, il hésitait entre son envie d’avaler et de recracher. La lourde pâtée s’attardait indéfiniment dans sa bouche. Il jeta finalement la boîte et resta assis, regardant à ses pieds. Son
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