Les Nus et les Morts
de son couteau, se rendit compte qu’il ne l’avait plus, et avec une brusque contraction de tout son être il vit Croft lui disant de se taire quant à sa reconnaissance. Hearn s’était avancé dans le col, croyant… Il secoua la tête, écrasé d’horreur. Ce n’était pas de sa faute s’ils étaient dans ces montagnes.
Tout à coup les pores de son corps s’ouvrirent et il fondit en sueur. Il se prit à frissonner dans la fraîcheur de l’air matinal, se débattant contre la même angoisse dont il avait pâti à bord du transport, avant l’invasion d’Anopopéi. Malgré lui il regarda la mosaïque de pierre et de jungle sur les falaises qui les dominaient et, fermant les yeux, il vit le mur devant de l’embarcation en train de s’abaisser. Tout son corps se raidit dans l’attente d’une rafale de mitraille. Rien n’arriva et il rouvrit les yeux, supplicié par un sentiment aigu de frustration, Quelque chose devait arriver.
Si seulement je pouvais voir la photo de mon gosse, pensait Gallagher. « C’est salement sûr qu’on va se casser a gueule dans ces montagnes », grogna-t-il.
Martinez fit oui de la tête.
Gallagher avança la main et toucha Martinez au coude. « Pourquoi qu’on fait pas demi-tour ? demanda-t-il.
– Je sais pas.
– Merde si c’est pas un suicide. Qu’est-ce qu’on est, une bande de chèvres ou quoi ? » Il se frotta le poil dru de sa barbe. « Dis, on y laissera la peau. »
Martinez remua ses orteils dans ses bottes avec une morne satisfaction.
« Te veux pas clamser ici, dis ?
– Non. » Il tâtonna dans sa poche la petite blague à tabac où il gardait les dents d’or qu’il avait volées sur le cadavre japonais. Peut-être devrait-il les jeter. Mais elles étaient si jolies, si précieuses. Il hésita, puis les laissa où elles étaient. Il lui fallait surmonter sa conviction que le sacrifice eût été trop grand.
« Merde alors, on a pas une chance sur mille de se tirer d’affaire. » Martinez vibrait à l’unisson, comme si la voix de Gallagher avait mis en branle une caisse de résonance. Ils se regardaient l’un l’autre, liés par leur angoisse commune. Martinez souhaitait vaguement de pouvoir apaiser l’effroi de Gallagher.
« Pourquoi que tu y diras pas, à Croft, de laisser tomber ? »
Martinez frémit. Il savait ! Lui pouvait dire à Croft de faire demi-tour. Mais cette pensée lui était si étrangère qu’il s’en écarta avec crainte. Peut-être, simplement, pouvait-il lui poser la question. Naïvement, une nouvelle approche se faisait en lui. De même qu’à l’instant où il avait hésité avant de tuer la sentinelle japonaise, il se rendit brièvement compte qu’il n’était qu’un homme – et toute l’affaire lui parut incroyable. La patrouille, du coup, lui sembla ridicule. S’il ne faisait que poser la question à Croft, peut-être Croft lui aussi en verrait le ridicule.
« Bon », dit-il. Il se leva, regardant les hommes emmitouflés dans leurs couvertures. Certains déjà s’étiraient. « Nous le réveiller », dit-il.
Ils s’approchèrent de Croft, et Gallagher le secoua. « Allez, debout. » Il était un peu surpris de le voir encore endormi.
Croft grogna, puis s’assit d’un bond. Il laissa échapper un bruit bizarre, presque un gémissement, et tout aussitôt il se retourna pour regarder la montagne. Il venait d’avoir un de ses cauchemars périodiques : il est couché au fond d’un trou où il attend la chute d’un roc, le déferlement d’une vague, et il ne peut pas bouger. Depuis l’attaque japonaise sur la rivière il ne cessait pas d’avoir de ces rêves.
Il cracha. « Oui », dit-il. La montagne était toujours en place. Aucune avalanche n’eut lieu. Ça le surprenait un peu, si vivace avait été son rêve.
Il ramena machinalement ses jambes sur la couverture et se mit à enfiler ses bottes. Ils le regardaient avec calme. Il prit son fusil, qu’il avait gardé à ses côtés sous la couverture, et l’examina pour voir s’il était resté au sec. « Pourquoi diable vous m’avez pas réveillé plus tôt ? »
Gallagher regarda Martinez. « Nous rentrer aujourd’hui, hein ? demanda Martinez.
– Quoi ?
– Nous rentrer », bégaya Martinez.
Croft alluma une cigarette, sentant l’âcreté de la fumée dans son estomac vide. « Qu’est-ce que tu nous casses là, Mange-Japonais ?
– Nous mieux rentrer ? »
Croft ressentit un choc. Est-ce
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