Les Nus et les Morts
crissement de craie sur un tableau noir. Il avait péché et il allait être puni. Frappé dans la personne de Marie, il avait déjà négligé ce premier avertissement.
Le pic semblait si haut. Les doux contours étaient partis, qui lui étaient venus de l’aube ; Anaka se dressait devant lui, dôme après dôme, falaise après falaise. Une escarpe se voyait, qui encerclait le sommet. Elle était presque verticale, et jamais ils ne pourraient l’escalader. Il frémit de nouveau. Il n’avait jamais vu un pays semblable, si dénudé, si lugubre. Même les pentes recouvertes de jungle et de broussaille qui s’étageaient au-dessus d’eux, étaient cruelles. Jamais il ne serait capable de gravir ça aujourd’hui ; il avait mal à la poitrine, et quand il aura amarré son sac et se sera mis à grimper, il manquera de souffle au bout de quelques minutes. Il n’y avait aucune raison de continuer. Ils devaient donc tous être tués ?
« Qu’est-ce que ça peut bien lui foutre, à Croft ? » se demanda-t-il.
Il aurait été facile de le tuer. Croft serait en tête de colonne et il n’aurait qu’à lever son fusil, à le coucher en joue, et c’en serait fini de la patrouille. Ils pourraient alors revenir sur leurs pas. Il se frotta la cuisse, lentement, gêné par la force avec laquelle l’idée le séduisait. Bordel de sort.
Ce n’était pas une chose à penser. Ses effrois et ses superstitions l’assaillirent de nouveau ; toutes les fois qu’il avait de telles pensées il préparait sa propre punition. Et cependant… C’est Croft qui était coupable de là mort de Roth. Lui, Gallagher, ne méritait à vrai dire aucun blâme.
Un bruit, dans son dos, le fit sursauter. C’était Martinez, qui se frottait la tête avec nervosité. « Merde, pas dormir, dit-il doucement.
Tu parles. »
Martinez vint s’asseoir à côté de lui. « Mauvais rêves. » Il alluma une cigarette, maussadement. « Comment dormir… eeeh… Entendre Roth crier.
– Oui, ça te fait quelque chose », grommela Gallagher. Il s’efforçait de réduire les choses à des proportions plus familières. « J’ai jamais beaucoup aimé ce gars-là, mais j’y ai jamais souhaité une fin comme ça. J’ai jamais voulu du mal à personne.
– Jamais », répéta Martinez. Il se massa le front avec douceur, comme s’il avait la migraine. Gallagher s’étonnait de lui voir si mauvaise mine. Son visage étroit s’était creusé, et ses yeux avaient un éclat vide. Il portait une barbe de plusieurs jours, et les traînées noires incrustées dans sa peau le faisaient paraître bien plus âgé.
« C’est une belle dégueulasserie tout ça, grommela Gallagher.
– Oui », dit Martinez. Il exhala doucement la fumée de sa cigarette, et tous deux ils la suivirent du regard qui s’en allait dans l’air matinal. « Froid, dit-il.
– C’a été emmerdant de monter la garde », dit Gallagher d’une voix enrouée.
Martinez approuva de la tête. Apres son tour de garde, à minuit, il lui fut impossible de se rendormir. Il eut froid sous sa couverture, et il passa le restant de la nuit à frissonner et à se tortiller nerveusement. Même l’aube n’arrivait pas à le calmer. La tension" qui l’avait tenu éveillé était toujours présente en lui, et il était obsédé par la même diffuse épouvante dont il avait souffert au cours de la nuit. Elle avait lourdement pesé sur lui, pareille à. une fièvre. Il lui fallut plus d’une heure pour se débarrasser du soldat japonais qu’il avait tué. Le très vivace souvenir qu’il gardait de l’expression de son visage reproduisait l’engourdissement qui l’avait saisi alors que, le couteau à la main, il s’était tapi dans la brousse. La gaine vide se balançait contre sa cuisse et il se mit à trembler imperceptiblement, un rien honteusement. Il la toucha d’un geste convulsif.
« Pourquoi que tu la fous pas en l’air, cette gaine ? demanda Gallagher.
– Oui », dit Martinez avec précipitation. Il se sentit embarrassé, humble. Ses doigts tremblaient en défaisant les crochets de la gaine pris dans les œillets de son ceinturon. Il la jeta au loin, tressaillant au bruit qu’elle fit en tombant. Tous deux sursautèrent, et Martinez fut submergé par une vague soudaine d’angoisse.
Gallagher se souvint du tournoiement du casque d’Hennessey sur le sable. « Je bats la campagne », murmura-t-il.
Martinez porta machinalement la main à la gaine
Weitere Kostenlose Bücher