Les Nus et les Morts
beaucoup de mal.
– Nous verrons. » Il déplia une petite table de camp et se mit à placer les pièces sur l’échiquier. Une ou deux fois Hearn avait dit un mot à propos des échecs, et le général avait vaguement parlé d’une partie. Mais Hearn n’y avait pas compté. « Vous voulez réellement jouer ? demanda-t-il.
– Certainement.
– Joli spectacle, si quelqu’un entrait. »
Le général sourit. « Clandestinité, hein ? » Il finit de placer les pièces, prit un pion rouge et blanc, présenta ses poings fermés à Hearn. « J’aime ces pièces, dit-il affablement. C’est de l’ivoire sculpté à la main, pas si cher qu’on le penserait, mais l’homme qui les a faites est indiscutablement un bon artisan. »
Hearn ne dit rien. Il eut le pion rouge, et le général, après avoir remis les pièces sur l’échiquier, ouvrit la partie. Hearn fit une réponse conventionnelle, posa confortablement sa tête dans ses larges mains, et s’efforça d’étudier l’échiquier. Mais il était nerveux. Il se sentait tout à la fois excité et déprimé ; la conversation l’avait troublé, et il était gêné de jouer aux échecs avec le général. Du coup, le sens de leurs relations en devenait plus manifeste. Il se faisait l’impression de participer à quelque chose de vaguement indécent, et il entra dans le jeu avec la sensation qu’il serait désastreux pour lui de gagner la partie.
Il joua les premiers coups plutôt négligemment. De fait, il n’y pensait guère, il prêtait l’oreille au grondement occasionnel de l’artillerie, au grésillement soutenu de la lampe à pétrole. Une ou deux fois il crut avoir capté le souffle du feuillage dans le bivouac, et ce bruit le démoralisa. Il se surprit regardant le visage du général, où se lisait la concentration de son esprit. Son expression était semblable à celle qu’il eut sur la plage, le jour de l’invasion, ou dans la jeep, la nuit de l’attaque japonaise, et elle avait la même force impressionnante.
Hearn se réveilla pour se rendre compte qu’il était mal en point après six coups à peine. Il avait assez négligé sa partie pour avoir déplacé deux fois un de ses cavaliers avant d’avoir développé son centre. Sa position n’était pas encore dangereuse, mais le général se lançait dans une offensive plutôt étrange et Hearn devint attentif au jeu. Si le général développait ses pièces et exploitait le léger avantage de position qui en résulterait, il gagnerait la partie. Mais c eût été un long combat, avec une finale certainement difficile. Aussi le général entreprit une attaque avec ses pions du centre ; – une attaque qui, en cas d’échec, serait devenue très embarrassante car elle aurait compromis son développement et exposé son aile du côté roi.
Pesant ses répliques, Hearn se perdit très vite dans les méandres étourdissants du jeu. Tout en maintenant présente à son esprit l’image totale de l’échiquier, il étudiait les nombreuses réponses, plus compliquées à mesure qu’il se perdait dans ses spéculations. Puis il y renonçait, élaborait une nouvelle combinaison, et essayait à discerner les variantes qui en résulteraient.
C’était cependant sans espoir. Il se sentit harassé, puis menacé, puis étranglé par l’habileté presque effrayante avec laquelle le général faisait s’avancer ses pions. Hearn avait fait partie de l’équipe d’échecs au lycée, et à différentes époques de sa vie ce jeu l’avait énormément intéressé. Il était assez bon joueur pour se rendre compte de la classe du général, et il s’y connaissait suffisamment pour que le style d’un joueur lui révélât quelque chose de sa nature : celui de Cummings avait été brillant dans sa conception, et il sut extraire, avec une froide efficacité, tous les avantages possibles de la légère supériorité qu’il avait acquise au début de la partie. Après avoir perdu un cavalier et un pion en échange de deux pions, Hearn abandonna. Il s’était piqué au jeu, et quoiqu’il se sentît fatigué il éprouvait une sourde envie de recommencer.
« Vous n’êtes pas mauvais, dit le général.
– Je joue passablement », grogna Hearn. Maintenant que la partie était finie, il devint de nouveau conscient de la rumeur qui leur parvenait de la jungle.
Le général remettait les pièces dans leur écrin. Ses doigts semblaient jouir au contact des figurines, à l’instant où
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