Les panzers de la mort
s’agit là de la punition infligée à un tirailleur qui se promène derrière les lignes.
– Où est ce tirailleur, capitaine ?
Il avait cette voix polie du bourreau qui s’excuse de guillotiner un homme de bien. Le capitaine luisant de graisse tendit dans ma direction un doigt boudiné. Le colonel, dont le visage froid et lisse sortait d’un bonnet de fourrure blanche, me fixa.
– Repos !
Aussitôt mes muscles se détendirent un peu, restant prêts à se bander au premier mot du colonel – un colonel tout barde de décorations, blanches, noires, rouges, bleues.
– Tirailleur ? venez donc ici, capitaine, et regardez-moi un peu cet homme.
Le capitaine roula vers moi, me regarda en clignant des yeux et rassembla ses jambes trop courtes dans des bottes trop longues.
– Cet homme, mon colonel, est assurément un tirailleur de blindé.
– Etes-vous bien sûr, reprit le colonel avec un sourire mince et dangereux, auriez-vous oublié les insignes de l’armée allemande ?
Un long doigt ganté de peau noire toucha la boucle de mon ceinturon.
– Je vous écoute, soldat.
– Enseigne, porte-drapeau Hassel, 27 e blindé, 5 e compagnie. Revient de permission. Ordre de route donné par la place de Berlin : Minsk par Brest-Litowsk. Dirigé de Minsk sur Viasma. Arrivée 15 heures 7 par train numéro 874.
Repos.
Une main autoritaire se tendit vers le sous-officier :
– Les papiers. – Aussitôt un bruit de bottes, un claquement de talons et le sous-officier tout tremblant vint faire son rapport, mais le colonel impassible semblait ne s’apercevoir se rien. Il venait d’ajuster son monocle et parcourait les papiers. Après avoir examiné soigneusement les cachets, le monocle disparut dans une petite poche entre la deuxième et la troisième boutonnière. Quelques minutes de silence, puis des commentaires cinglants.
Le capitaine chancelait, les sous-officiers vacillaient et les secrétaires, au garde-à-vous près de leur table, avalaient leur salive. Seul, le soldat du front que j’étais, restait indifférent à ce qui se passait en ce moment dans le bureau de la gare de Viasma, où le chef des opérations, en partance pour le Q. G. des armées du centre, avait interrompu un divertissement rigolo. Un petit colonel manchot, au beau visage rasé mais impitoyable, chez lequel tout réflexe humain était aboli, et qui haïssait tout le monde dans la mesure où tout le monde le haïssait.
Un secrétaire se mit à sa machine à écrire. Souple le colonel vint se placer derrière lui et dicta. Il relut le papier, puis le tenant du bout des doigts, le tendit au capitaine.
– Signez. C’est bien ce que vous souhaitiez, n’est-ce pas ?
– Oui, mon colonel, cria le capitaine qui étouffait un sanglot dans sa gorge.
– Lisez, capitaine.
C’était une demande de départ immédiat pour le front, adressée sous forme de pétition au général von Tolksdorf. Celle-ci concernait, non seulement le capitaine von Weissgeibel, mais tout le personnel de la gare, et, en guise de conclusion, elle remerciait à l’avance le major général de les affecter tous à un bataillon de choc. A la fin de cette lecture, les yeux du capitaine étaient littéralement exorbités. Avec une parfaite indifférence, le colonel plia la pétition et la : glissa dans sa serviette. Le destin du personnel de la gare venait d’être scellé.
Quelques minutes plus tard, je prenais un train en direction de Mogilev. Comme toujours, notre locomotive poussait devant elle une plate-forme remplie de sable, qui devait nous protéger contre les mines. De quelle manière ? Nous étions bien incapables de le dire, c’était sans doute un secret entre Dieu et les services de sécurité.
Mais voici que les fleurs de givre sur les vitres du wagon devenaient des visages et des décors qui paraissaient et disparaissaient tour à tour, comme dans un rêve : Berlin, la cave des tziganes, la chambre, tous ces endroits, enfin, où nous étions allés elle et moi.
Elle vint à moi, alors que je me trouvais encore à la gare de Schlesiger.
– Permissionnaire ? demanda-t-elle, avec un regard froid et scrutateur. Des yeux gris foncé aux paupières teintées de bleu et des cils frangés de rimmel : c’était exactement la femme pour permissionnaires. D’ailleurs n’était-ce pas mon devoir de prendre une femme, moi qui avais eu la chance de gagner la permission ? C’était le moins que mes camarades attendaient de moi.
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