Les pièges du désir

à tiroirs avec une cuvette et un broc. La chambre devait servir aussi de cagibi, à en juger par un grand coffre occupant un coin et des toiles appuyées contre le mur. Elle ne put résister au désir d’y jeter un coup d’œil. 
    Toutes représentaient des scènes de bataille. Non pas la gloire d’une victoire, comme celle qu’il avait exposée à l’Académie Royale, mais des soldats dans le feu de l’action. Ariana retourna les peintures et en disposa trois côte à côte. 
    Elles n’évoquaient pas la beauté ni l’harmonie. Les visages des hommes étaient distordus par la peur, la violence et la douleur physique. Les épées et les baïonnettes accomplissaient leur œuvre, le sang coulait partout. Mais dans chacune de ces œuvres, Jack avait introduit un élément détonnant, qui contrastait avec l’horreur ambiante. Ici une belle église à l’arrière-plan, là des prairies vertes où paissaient des moutons, ou encore des maisons de stuc blanc bordant une jolie rue de village. Un ruisseau sanglant coulait dans le caniveau, mais même ainsi, il subsistait une petite parcelle de beauté. 
    Elle sentit son cœur se serrer de compassion pour lui. Combien cette guerre avait dû être atroce ! 
    Elle s’accroupit pour étudier la facture des tableaux. Une émotion s’en dégageait indéniablement, une émotion profonde et complexe. Par exemple dans celle où un visage d’enfant terrifié s’encadrait à la fenêtre d’une chaumière… 
    – Que faites-vous là ? 
    Elle releva les yeux avec un tressaillement de surprise. Jack se tenait sur le seuil, les traits sévères. Elle ne l’avait pas entendu rentrer et ne sut que répondre à sa question. 
    – Oh, Jack, quelles superbes œuvres ! J’en suis tout émue. Pourquoi les avez-vous retournées contre le mur ? Il faut les exposer, au contraire ! 
    – Je ne les ai pas faites pour les montrer. 
    Elle nota la sécheresse de son ton. Qu’est-ce qui le dérangeait ainsi ? 
    – Pourquoi les avoir peintes alors ? fit-elle dans un chuchotement. 
    Il s’avança dans la pièce et vint se placer devant les tableaux. 
    – C’est difficile à expliquer. 
    – Je suis capable de comprendre, vous savez. 
    Il tendit la main vers la toile où l’on voyait une église et la retourna. 
    – Quand je suis revenu de la guerre, j’étais obsédé par ce que j’avais vu. Je n’arrivais pas à m’en délivrer. Alors j’ai jeté ces images sur la toile. 
    – Ainsi, vous avez peint ce que vous aviez ressenti… 
    Un élancement lui poignit le cœur à la pensée de tout ce qu’il avait dû traverser. Elle désigna un groupe de soldats occupés à s’entretuer. 
    – Je me demande comment vous avez pu supporter cela. 
    La voix de Jack se fit plus basse et plus profonde. 
    – Cela ne montre pas la moitié de ce qui s’est vraiment passé. J’ai là des croquis… 
    Il agita la main. 
    – Bah, laissons cela. 
    – Je voudrais bien les voir, murmura-t–elle. 
    Il secoua la tête et se tourna vers le seuil. 
    – Il faut y aller. Un fiacre vous attend. 
    Elle le suivit dans l’atelier. Il lui tendit son manteau et le posa sur ses épaules. Elle le boutonna, tout en cherchant un moyen de dissiper le sombre nuage qu’elle avait créé en regardant sans sa permission le travail de Jack. 
    – Avez-vous vu Nancy ? Est-elle d’accord pour notre petite sortie ? 
    Il évita son regard. 
    – Elle a accepté, et elle demandera ce soir à Michael s’il veut se joindre à nous. 
    Ariana sentit son cœur s’alléger. Dieu merci, elle ne resterait pas un jour entier sans le voir ! 
    – Nous nous retrouverons à 11 heures à votre pension, si cela vous convient. 
    Elle attacha les rubans de son chapeau sous son menton. 
    – Chez moi ? 
    – Cela vous dérange-t–il ? 
    Elle chercha ses mots. 
    – Est-ce que… est-ce que ce sera égal à votre mère si Nancy vient dans une maison habitée par des acteurs ? 
    Il parut intrigué. 
    – Je ne comprends pas. En quoi cela lui poserait-il un problème ? 
    Ariana aurait pensé que c’était évident. 
    – Les comédiens ne sont pas considérés comme des gens respectables, vous le savez bien. 
    Il eut un rire sarcastique. 
    – Les Vernon non plus ! 
    Il lui ouvrit la porte et s’écarta pour la laisser sortir. Le seuil franchi, non sans l’avoir frôlé au passage, elle se retourna tout à coup et le regarda droit dans les