Les Piliers de la Terre
contre sa poitrine. Comment pourrait-elle remercier
son sauveur ? C’était un homme petit et frêle, au regard intense. Ses
mouvements étaient vifs, alertes, comme ceux d’un petit oiseau au plumage terne
mais aux yeux brillants. Des yeux bleus. La frange de cheveux autour de sa
tonsure laissait voir un peu de gris, mais son visage était jeune. Tout à coup
Aliena se rendit compte que l’homme était vaguement familier. Où l’avait-elle
déjà vu ?
Le moine
paraissait penser la même chose. Ce fut lui qui parla le premier :
« Vous ne vous souvenez pas de moi, mais je vous connais, dit-il. Vous
êtes les enfants de Bartholomew, l’ancien comte de Shiring. Je sais que vous
avez souffert de grandes infortunes et je suis heureux d’avoir l’occasion de
vous aider. Je vous achèterai votre laine quand vous voudrez. »
Aliena
aurait voulu l’embrasser. Non seulement il venait de la sauver, mais il
assurait son avenir ! Elle retrouva enfin sa langue. « Je ne sais
comment vous remercier, dit-elle. Dieu sait que nous avons besoin d’un
protecteur.
— Eh
bien, désormais vous en avez deux : Dieu et moi. » Aliena était
profondément émue. « Vous m’avez sauvé la vie et je ne sais même pas qui
vous êtes…
— Mon
nom est Philip, dit-il. Je suis le prieur de Kings-bridge. »
VII
Le jour où
Tom le bâtisseur emmena les tailleurs de pierre à la clairière constitua un
événement.
C’était
quelques jours avant Pâques, quinze mois après l’incendie de l’ancienne
cathédrale. Quinze mois pendant lesquels le prieur Philip avait amassé l’argent
nécessaire.
Tom avait
trouvé un forestier et un maître carrier à Salisbury, où le palais de l’évêque
était presque terminé. Le forestier et ses hommes étaient maintenant au travail
depuis deux semaines, choisissant et abattant de grands pins et des chênes
parvenus à maturité. Les bois près de la rivière, en amont de Kings-bridge,
avaient leur préférence car, le transport des matériaux sur les routes boueuses
et sinueuses coûtant fort cher, on pouvait économiser beaucoup en faisant
flotter les troncs le long du courant jusqu’au chantier. Le bois était
sommairement élagué pour les montants des échafaudages, soigneusement taillé en
gabarit pour les maçons et les sculpteurs ou – dans le cas des plus grands
arbres – mis de côté pour servir plus tard de poutres. Chaque samedi soir, Tom
payait les forestiers de leur travail de la semaine.
Le maître
carrier, Otto le Noir, accompagné de ses deux fils et deux ouvriers, l’un son
cousin et l’autre son beau-frère, venaient de le rejoindre. Ce népotisme avait
l’avantage de souder l’équipe.
Aucun
artisan pour l’instant ne travaillait à Kings-bridge, sur le chantier lui-même,
à l’exception de Tom et du charpentier du prieuré. Quand les matériaux seraient
tous entassés, Tom engagerait les maçons. Alors commencerait la grande
entreprise. Tom bondissait de joie à cette pensée : c’était ce qu’il
espérait, ce à quoi il travaillait depuis dix ans.
Le premier
maçon engagé, avait-il décidé, serait son propre fils Alfred. A seize ans, il
avait acquis les connaissances de base : il était capable de tailler les
pierres droites et de bâtir un vrai mur. Dès l’engagement conclu, Alfred
toucherait plein salaire.
Quant au
bébé Jonathan, il avait quinze mois et grandissait vite. Cet enfant robuste
était la coqueluche de tout le monastère. Au début, Tom s’était inquiété de le
voir soigné par l’innocent Johnny Huit Pence, mais celui-ci était aussi
attentif qu’une mère, et plus disponible que la plupart d’entre elles pour
s’occuper du bébé qu’on lui avait confié. Personne n’avait le moindre soupçon
sur sa naissance. On ne saurait jamais, sans doute, que Tom était son père.
Martha,
qui avait maintenant sept ans, souffrait de l’absence de Jack. C’était elle
surtout qui préoccupait Tom car à son âge elle avait besoin d’une mère. Bien
des femmes auraient volontiers épousé le bâtisseur et accepté la petite fille.
Il n’était pas sans charme, il le savait, et sa subsistance semblait assurée
maintenant que le prieur Philip avait entrepris le chantier. Déjà il avait
quitté l’hôtellerie et s’était bâti lui-même une belle maison de deux pièces au
village, avec une cheminée. Comme maître bâtisseur chargé de l’ensemble du
projet, il recevrait normalement un salaire et des
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