Les Piliers de la Terre
convenablement le ménage.
Au début,
elle ne passa guère de temps à l’auberge. Elle explorait les rues, son bébé
dans les bras, en demandant des nouvelles de Jack. Mais la ville était
traversée par un flux si dense de visiteurs que les aubergistes ne pouvaient
même pas se rappeler leurs pensionnaires de la semaine précédente ; aussi
était-ce inutile de leur parler d’un épisode datant d’un an. Aliena s’arrêta
néanmoins sur tous les chantiers de construction pour demander si on avait
employé là un jeune maçon anglais aux cheveux rouges du nom de Jack. En vain.
Elle était
déçue. Elle avait perdu sa trace depuis Lessay. Aurait-il changé d’avis en
cours de route ? Elle regagna son logement assez déprimée.
Cette
nuit-là, souffrant de maux d’estomac, elle ne put fermer l’œil. Le lendemain
elle se sentait trop mal pour sortir et passa toute la journée au lit dans la
taverne, incommodée par la puanteur du fleuve qui montait par la fenêtre
ouverte, et les relents de vin renversé et de cuisine à l’huile qui
imprégnaient l’escalier. Le lendemain matin, le bébé était malade.
Il la
réveilla en pleurant. Il avait les mêmes ennuis d’estomac qu’Aliena, avec, en
plus, de la fièvre. Il n’avait encore jamais été souffrant et Aliena ne savait
que faire.
Une jeune
et charmante servante travaillait à la taverne. Aliena lui demanda d’aller à
l’abbaye acheter de l’eau bénite. Elle songea à faire venir un médecin, mais
ils voulaient toujours saigner et elle ne pensait pas que ce remède soulagerait
beaucoup son bébé.
La jeune
servante revint avec sa mère. Celle-ci fit brûler dans un bol en fer des herbes
sèches, qui dégagèrent une âcre fumée ; celle-ci parut absorber les
mauvaises odeurs de la pièce. « Le bébé va avoir soif, dit la femme.
Donnez-lui le sein aussi souvent qu’il le demande. Buvez beaucoup vous-même, de
façon à avoir assez de lait. C’est tout ce que vous pouvez faire.
— Va-t-il
guérir ? demanda Aliena avec inquiétude.
— Je
ne sais pas, ma chérie, répondit la femme, compatissante. Avec les tout-petits,
on ne peut jamais savoir. Ils survivent en général à des choses comme ça. Mais
parfois non. C’est votre premier ?
— Oui.
— Rappelez-vous
que vous pouvez toujours en avoir d’autres. »
Mais,
songea Aliena, c’est le bébé de Jack et j’ai perdu Jack. Elle n’en dit rien,
remercia la femme et lui paya ses herbes.
Une fois
seule, elle coupa l’eau bénite d’eau ordinaire, et en mouilla un chiffon pour
rafraîchir la tête du bébé.
A mesure
que la journée passait, son état parut empirer. Aliena lui donnait le sein
quand il pleurait, lui chantait des berceuses quand il s’éveillait et le
rafraîchissait avec de l’eau bénite quand il dormait. Il tétait fréquemment
mais par à-coups. Heureusement Aliena ne manquait pas de lait. Mais elle était
encore elle-même malade et ne se nourrissait que de pain sec et de vin trempé
d’eau. Au fur et à mesure que les heures passaient, elle en vint à détester la
chambre où elle se trouvait avec ses murs nus souillés par les mouches, son
plancher rugueux, sa porte qui fermait mal, sa misérable petite fenêtre, et ses
quatre meubles, exactement : le lit branlant, un tabouret à trois pieds,
un poteau où accrocher ses vêtements et un chandelier à trois branches, mais
qui n’avait qu’une chandelle.
Aliena
passa de nouveau une mauvaise nuit. Vers l’aube, le souffle du bébé devint
moins rauque, et il cessa de gémir et de se débattre. Aliena se mit à pleurer
en silence. Elle avait perdu la piste de Jack et son bébé allait mourir ici,
dans une maison pleine d’inconnus, au milieu d’une ville étrangère. Il n’y
aurait jamais d’autres Jack et elle n’aurait jamais d’autre bébé. Peut-être
allait-elle mourir elle aussi. Ce serait le mieux.
Au lever
du jour, elle souffla la chandelle et s’endormit épuisée.
Un grand
remue-ménage venant du rez-de-chaussée l’éveilla brutalement. Le soleil était
levé et une forte animation régnait au bord du fleuve. Le bébé était immobile,
le visage enfin paisible. Une peur affreuse étreignit Aliena qui tâta la
poitrine du nourrisson : elle n’était ni brûlante ni froide. Puis l’enfant
poussa un profond soupir et ouvrit les yeux. Aliena crut s’évanouir de
soulagement.
Elle prit
son fils dans ses bras, le serra contre elle et il se mit à pleurer avec
énergie. Il
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