Les Piliers de la Terre
séjournait
chez son ami, il avait appris à la connaître. Agée de quinze ou seize ans, elle
était petite et vive, toujours souriante. Malgré sa jeunesse, elle avait une
intelligence éveillée et posait sans cesse des questions à Jack sur
l’Angleterre et la façon dont on vivait là-bas. Elle se moquait souvent des
manières de la société de Tolède, du snobisme des Arabes, de la délicatesse des
Juifs et du mauvais goût des nouveaux riches chrétiens. Ses commentaires
faisaient parfois rire Jack aux larmes. Bien que la plus jeune, elle semblait
la moins innocente des trois sœurs. Il y avait quelque chose dans la façon dont
elle regardait Jack, en se penchant pour déposer devant lui une assiette de
crevettes épicées, qui trahissait à n’en pas douter une nature peu farouche.
Elle surprit le regard de Jack et répéta : « Un cordial à la menthe
poivrée », en imitant si parfaitement les façons hautaines de sa sœur que
Jack se mit à rire. Lorsqu’il était avec Aïcha, il lui arrivait d’oublier
Aliena pendant des heures.
Mais, loin
de cette maison, Aliena occupait ses pensées comme s’il l’avait quittée la
veille. Bien qu’il ne l’eût pas vue depuis plus d’un an, il gardait d’elle un
souvenir douloureusement vivace. Il se rappelait chacune de ses
expressions : rieuse, songeuse, méfiante, inquiète, ravie, étonnée et,
surtout, passionnée. Il n’avait rien oublié de son corps, il croyait caresser
encore la courbe de son sein, sentir la douce peau de ses cuisses, retrouver le
goût de ses baisers et sentir l’odeur de son désir.
Imprégné
de nostalgie, il imaginait Aliena dans sa vie quotidienne. A la fin de la
journée, elle aidait Alfred à retirer ses bottes, s’asseyait pour dîner avec
lui, l’embrassait, faisait l’amour avec lui et donnait le sein à un bébé qui
ressemblait à Alfred. Ces visions le torturaient, mais ne l’empêchaient pas de
rêver d’elle.
Aujourd’hui,
jour de Noël, Aliena allait sans doute rôtir un cygne et le servir paré de ses
plumes. Il y aurait du posset à boire, un breuvage fait de bière, d’œufs, de
lait et de noix de muscade. Les mets qui se trouvaient devant Jack n’auraient
pas pu être plus différents : plats savoureux d’agneau étrangement épicé,
riz mêlé à des noix et salades assaisonnées de jus de citron et d’huile
d’olive. Jack avait mis un certain temps à s’habituer à la cuisine espagnole.
On compensait la viande relativement rare par l’imagination débordante avec
laquelle on la cuisait, frottée de toutes sortes d’épices et, au lieu de
l’éternel pain des Anglais, on trouvait une grande variété de fruits et de
légumes.
Jack
vivait à Tolède avec un petit groupe de clercs anglais. Ils faisaient partie
d’une communauté internationale d’érudits qui comprenait des Juifs, des
musulmans et des Arabes chrétiens. Les Anglais s’occupaient à traduire des
ouvrages de mathématiques d’arabe en latin pour les rendre accessibles aux
chrétiens. Il régnait dans ce groupe une atmosphère de fiévreuse excitation à
mesure que ses membres découvraient et exploraient les trésors de la science
arabe. Jack, accueilli sans difficulté comme étudiant, n’avait pas encore eu
besoin de travailler pour gagner sa vie : les clercs lui offraient le gîte
et le couvert, et lui auraient fourni une robe neuve et des sandales s’il en
avait eu besoin.
Rachid
était un de leurs protecteurs. Négociant international, parlant plusieurs
langues, il était cosmopolite. Chez lui, il utilisait le castillan, la langue
de l’Espagne chrétienne, plutôt que le mozarabique. Sa famille pratiquait aussi
le français, la langue des Normands, qu’il fréquentait en tant que commerçants.
Rachid aimait s’entretenir avec les érudits de leurs théories et il s’était
tout de suite pris d’amitié pour Jack qui venait dîner chez lui plusieurs fois
par semaine.
Ce
jour-là, comme ils commençaient leur repas, Rachid demanda à Jack :
« Que vous ont enseigné les philosophes cette semaine ?
— J’ai
lu Euclide. » Les Éléments de géométrie avaient été un des premiers
livres traduits.
« Euclide
est un drôle de nom pour un Arabe, lança Ismaïl, le frère de Rachid.
— Il
était grec, expliqua Jack. Il vivait avant la naissance du Christ. Son œuvre a
été perdue par les Romains, mais sauvée par les Égyptiens. Elle nous parvient
donc en arabe.
— Et
maintenant les Anglais
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