Les Piliers de la Terre
se trouvèrent confirmées : les
hors-la-loi s’attaquaient à des voyageurs isolés qui n’avaient pas grand-chose,
ou bien lançaient des expéditions mal organisées sur des cibles trop bien
défendues. Depuis quelque temps, toutefois, leur tactique s’était améliorée.
Ils attaquaient maintenant avec au moins deux fois plus d’hommes que les
défenseurs. Ils arrivaient au moment précis où les granges étaient pleines,
signe qu’ils menaient avec soin leurs opérations de reconnaissance. Leurs
attaques étaient brusques et rapides, animées du courage du désespoir. Ils ne
prolongeaient jamais le combat, sitôt qu’ils avaient dérobé ce qu’ils convoitaient :
moutons, jambons, fromages, sacs de farine ou d’argent. Inutile de les
poursuivre, car ils se fondaient dans la forêt et se dispersaient dans toutes
les directions. Si William les avait commandés, il aurait suivi exactement la
même stratégie que celui qui les dirigeait actuellement.
Leurs
succès humiliaient le comte, qui tournait au bouffon incapable de maintenir
l’ordre dans son comté. Pour aggraver les choses, les hors-la-loi s’en
prenaient rarement à quelqu’un d’autre. On aurait dit qu’ils le visaient lui
tout spécialement. William ne détestait rien tant que les ricanements derrière
son dos. Au prix de toutes les cruautés, il avait, sa vie durant, obligé les
autres à le respecter – et cette bande de hors-la-loi était en train de saper
tous ses efforts.
Le plus
exaspérant, c’étaient les commentaires qui couraient partout et revenaient plus
ou moins aux oreilles de William : c’était bien fait pour lui, il avait
traité ses fermiers si durement qu’ils prenaient maintenant leur revanche, il
n’avait que ce qu’il méritait. Ce genre de propos le mettait en rage.
Les
villageois de Cowford regardèrent d’un air surpris et craintif William arriver
avec ses chevaliers. Sous son œil menaçant, les visages maigres et inquiets qui
le lorgnaient par l’entrebâillement des portes disparaissaient dans l’obscurité
de leurs cabanes. Les malheureux avaient dépêché leur prêtre pour supplier
qu’on les laissât moudre cette année leur propre grain, affirmant qu’ils ne
pouvaient pas se permettre d’en céder un dixième au meunier. William avait
failli faire arracher sa langue au prêtre pour insolence.
Le temps
était froid, il y avait de la glace au bord de l’étang du moulin. La roue à
aubes était immobile et la meule silencieuse. Une femme sortit de la maison la
plus proche. Elle avait une vingtaine d’années, un joli visage et des boucles
brunes. Malgré la famine, on lui devinait une poitrine généreuse et des hanches
robustes. Son air effronté se transforma en méfiance dès qu’elle aperçut les
compagnons de William. Elle s’empressa de rentrer chez elle. William sentit
monter en lui une bouffée de désir.
Le groupe
que William avait rassemblé autour de lui au début de la guerre civile avait
subi quelques changements. Walter était toujours là, bien sûr, comme Gervase le
Vilain et Hugh la Hache ; mais Gilbert, qui avait trouvé la mort dans une
bataille aussi sanglante qu’imprévue contre les carriers, avait été remplacé
par Guillaume ; Miles avait laissé un bras dans un combat à l’épée après
une partie de dés dans une taverne de Norwich, et Louis était une nouvelle
recrue. Ce n’étaient plus des jeunes gens, mais ils parlaient et se
conduisaient comme tels, riant et buvant, jouant et batifolant. William avait
perdu le compte des tavernes qu’ils avaient saccagées, des Juifs qu’ils avaient
tourmentés et des vierges qu’ils avaient déflorées.
Le meunier
sortit. Son air sévère convenait à l’éternelle impopularité des gens de son
métier. De plus, il paraissait inquiet. Tant mieux : William aimait voir
les gens inquiets devant lui.
« Je
ne savais pas que tu avais une fille, Wulfric, dit William avec un clin d’œil
paillard. Tu me l’as cachée ?
— C’est
Maggie, ma femme, répondit-il.
— Foutaises.
Ta femme est une vieille radasse, je me souviens d’elle.
— Ma
pauvre May est morte l’année dernière, seigneur, je me suis remarié.
— Vieux
dégoûtant ! s’écria William en souriant. Celle-ci doit avoir trente ans de
moins que toi !
— Vingt-cinq…
— En
voilà assez. Où est ma farine ? Un sac sur vingt !
— Tout
est ici, seigneur. S’il vous plaît d’entrer… »
Pour aller
au moulin, il fallait
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