Les Piliers de la Terre
assener le coup de grâce au voleur qui les avait
attaqués. S’il a perdu toute pitié, se dit-elle avec remords, à qui la
faute ?
Alfred
ouvrit les yeux et regarda Aliena. Elle s’en voulait d’éprouver si peu de
compassion pour le mourant. Mais lui-même n’avait jamais été compatissant, ni
indulgent, ni généreux. Toute sa vie il avait nourri ses rancœurs et ses haines
et n’avait pris plaisir qu’à des actes malveillants. Ta vie aurait pu être
différente, Alfred, songea-t-elle. Tu aurais pu être bon avec ta sœur,
pardonner à ton demi-frère d’être plus intelligent que toi. Tu aurais pu te
marier par amour et non par vengeance. Tu aurais pu rester loyal au prieur
Philip. Tu aurais pu être heureux.
Les
pupilles d’Alfred se dilatèrent et il murmura : « Dieu, que ça fait
mal ! »
Puis il
ferma les yeux.
« Ça
y est », annonça Richard.
Alfred ne
respirait plus.
Aliena se
releva. « Je suis veuve », déclara-t-elle.
Alfred fut
enterré dans le cimetière du prieuré de Kingsbridge. Ainsi l’avait souhaité sa
sœur Martha, sa seule parente par le sang à lui survivre. Elle était aussi la
seule à éprouver quelque tristesse. Alfred n’avait jamais été bon avec elle et
elle avait toujours cherché auprès de Jack, son demi-frère, amour et
protection, mais elle désirait néanmoins une sépulture assez proche pour
pouvoir se rendre de temps en temps sur la tombe. Lorsqu’on descendit le
cercueil dans la terre, Martha seule pleura.
Jack
semblait soulagé de la disparition d’Alfred. Tommy, debout auprès d’Aliena,
s’intéressait à tout : c’était son premier enterrement et les rituels de
la mort étaient nouveaux pour lui. Sally, pâle et mal à l’aise, serrait la main
de Martha.
Richard
assistait à la cérémonie. Pendant le service, il glissa à Aliena qu’il était
venu demander à Dieu pardon d’avoir tué son beau-frère. Non qu’il eût le
sentiment d’avoir mal agi, s’empressa-t-il d’ajouter : il voulait
simplement prendre ses précautions.
Aliena,
dont le visage meurtri portait encore la trace du dernier coup de poing
d’Alfred, se remémorait le mort tel qu’elle l’avait vu la première fois, à son
arrivée à Earlscastle avec son père, Tom le bâtisseur, et Martha, Ellen et
Jack. Alfred était déjà la brute de la famille, grand, fort et sournois, avec
un fond de méchanceté. Si Aliena avait imaginé qu’elle devrait l’épouser un
jour, elle se serait jetée du haut des remparts. Elle n’avait pas pensé revoir
ces gens après leur départ du château. Mais la vie les avait réunis à
Kingsbridge. Alfred et elle avaient créé la guilde paroissiale, devenue une
institution si importante dans la vie de la ville. C’est à cette époque-là
qu’Alfred l’avait demandée en mariage. Elle l’avait d’abord repoussé, mais il
avait trouvé le moyen de la manipuler et l’avait persuadée de l’épouser en
promettant d’aider Richard. En repensant à tout cela. Aliena se rendait compte
qu’Alfred avait mérité la frustration et l’humiliation de leur mariage. Cette
mort ne l’attristait pas, au contraire. Plus question maintenant pour elle de
partir vivre à Winchester, Jack et elle allaient pouvoir se marier sans tarder.
Elle prenait un visage grave approprié à la situation, mais son cœur éclatait
de joie.
Philip,
avec sa capacité sans limite de pardonner à ceux qui l’avaient trahi, consentit
à enterrer Alfred. Les cinq adultes et les deux enfants faisaient cercle autour
de la tombe ouverte quand Ellen arriva.
Philip se
crispa. Ellen, ayant jeté la malédiction sur un mariage chrétien, n’était pas
bienvenue dans l’enceinte du prieuré ; mais il ne pouvait guère lui
interdire d’assister à l’inhumation de son beau-fils. D’ailleurs, le service
était terminé et Philip se retira rapidement.
Aliena se
désolait. Pourquoi fallait-il que Philip et Ellen, tous deux généreux et bons,
fussent ennemis ? Au fond, ils se montraient aussi intolérants l’un que l’autre.
Ellen
avait vieilli : les rides étaient plus nombreuses sur son visage tout
comme les fils gris dans sa chevelure, mais ses yeux dorés brillaient de
vivacité et d’ardeur. Elle portait une tunique de cuir grossièrement cousue et
rien d’autre, pas même des chaussures. Ses bras et ses jambes étaient hâlés et
musclés. Tommy et Sally se bousculèrent pour l’embrasser. Jack l’étreignit avec
chaleur.
Ellen
tendit
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