Les Poilus (La France sacrifiée)
bataille : « Nous devons nous terrer dans un large entonnoir, explique-t-il, nous sommes entourés de blessés que nous ne pouvons même pas secourir. »
Au 362 e de Cambrai, les bataillons sont ensevelis. Les survivants sont inertes, aphones, semblent dormir. Les oreilles sifflent, les tympans éclatent. Les hommes rentrent la tête dans les épaules, se retrouvent dans la boue neigeuse des trous d’obus, dans la position du fœtus. Impossible de se protéger, il faut s’enterrer. Les plus valides prennent la pelle ou la pioche pour creuser des abris dans les trous. Les fusils sont tordus, projetés à cent mètres, les mitrailleuses détruites ou enterrées.
Les troupes de seconde ligne sont également accablées. Un fantassin du 243 e , Hovine, est tapi dans le bois de la Wavrille, derrière Herbebois. « Les arbres sont fauchés comme fétus de paille, dit-il, de la fumée se dégage de certains obus. La poussière produite par la terre soulevée forme un brouillard […] Toute la journée, nous courbons l’échine [64] … » Dans le ravin de Vacherauville, les hommes qui n’ont pas mis à temps leur masque à gaz risquent de perdre la vue ou le souffle. On n’y voit pas à deux mètres.
Les tranchées bouleversées de l’Herbebois sont pleines de cadavres, de débris humains saignant dans la poussière, de casques crevés et de ferrailles informes. Sur le front de la 72 e division, il ne reste parfois que deux ou trois survivants par compagnie. Des bataillons entiers ont disparu. Beaucoup d’unités sont amputées de 60 % de leurs effectifs d’attaque. On ne connaît pas à l’arrière l’état des pertes. Les téléphones sont coupés. Les « coureurs », sautant de trou en trou, risquant leur vie à chaque bond, essaient de gagner l’arrière au prix d’efforts inhumains pour rendre compte du cataclysme. Aucune ligne de tranchées continue : les capitaines, quand ils n’ont pas été eux-mêmes ensevelis, ignorent combien de survivants sont cachés dans les trous.
« Les Français sont à bout. Il est temps de faire avancer les troupes spéciales F2 », décide von Haeseler, au quartier général du Kronprinz.
Les colonnes d’assaut entrent dans les bois ravagés, par petits groupes. Les hommes plient sous le poids de leurs sacs bourrés de grenades. Les premiers ont le lance-flammes à la main. Ils marchent dans les décombres, avec attention, le fusil au bout du bras. Les mitrailleuses portables suivent, avec les mortiers de tranchée. Les officiers ont sans cesse les yeux fixés sur leur montre. Le tir de barrage qui les précède progresse à une vitesse convenue, il ne faut pas prendre de retard.
Trois corps d’armée allemands attendent, tapis dans les abris, les résultats de la première attaque, prêts à envoyer des renforts. Les ordres des Stosstruppen sont de contourner les nids de résistance et de ne pas interrompre leur avance sur la Meuse. L’artillerie française n’intervient pas, comme frappée de stupeur. Aucun avion français dans le ciel, aucune saucisse. Les colonnes ne rencontrent d’abord aucun obstacle. Les officiers repèrent sur la carte le tracé des tranchées françaises mais ne les reconnaissent pas sur le terrain : les lignes se sont volatilisées.
Les infirmiers qui suivent les colonnes ne marquent aucun intérêt pour les blessés français qui geignent dans les trous. Au bois d’Haumont, les Allemands ont découvert les corps des guetteurs français endormis, ensevelis sous les décombres. Ils n’avaient plus de fusils à leurs côtés. Personne n’a songé à les faire prisonniers. Les Feldgrau sont trop occupés à se frayer un chemin au milieu des chênes abattus du bois des Caures, dans la neige fraîche. Ne trouvant pas d’ennemis, ils remettent le fusil à la bretelle et poursuivent leur progression, bien persuadés que le feu de l’artillerie a éliminé toute résistance. Au-dessus d’eux, les obus géants de 420 vont percer la carapace du fort de Douaumont.
Les Allemands découpent au chalumeau les treillis qui entourent les points fortifiés, où leurs ennemis ont trouvé la mort. Inutile d’utiliser les lance-flammes. Les abris sont écrasés par les torpilles. Le bois d’Haumont est entièrement occupé sans résistance.
À la tombée du jour, les coups de feu éclatent, puis les tirs de mitrailleuses isolées : des rescapés qui réalisent enfin que les Allemands les entourent, qu’ils sont à portée de
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