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Les Poilus (La France sacrifiée)

Les Poilus (La France sacrifiée)

Titel: Les Poilus (La France sacrifiée) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Miquel
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fusil. Ceux qui tiennent encore leur Lebel font mouche à tout coup sur des Feldgrau qui ne se méfient plus. La fusillade gagne de proche en proche, de trou en trou, sur un front qui n’existe pas. Dans le bois des Caures entièrement marmité, les survivants se reconnaissent au claquement sec des Lebel.
    Tirer, c’est manifester que l’on vit. Les coups de feu sont un défi, presque une provocation. L’écrasement industriel a échoué. Il a laissé des témoins, qui redeviennent des combattants. Ceux-là sont décidés à faire payer chèrement leur vie. Il n’y a plus de sentiments nobles, de souvenirs patriotiques. Tirer, c’est affirmer rageusement, désespérément, que l’on existe encore.
    La fusillade crépite au nord de l’Herbebois. On se bat d’arbre en arbre, de marmite en marmite. Les officiers ont le fusil à la main, les hommes épuisent leurs réserves de grenades. Ils s’échappent par petits groupes, gagnent l’arrière sans être poursuivis, dans l’obscurité de la forêt enneigée.
    Au bois des Caures, le colonel Driant attend l’assaut, avec les survivants des deux bataillons de chasseurs. Les ouvriers et les mineurs du 56 e font bon ménage avec ceux du 59 e , des paysans du Nord et de la Meuse. Les uns et les autres, accablés par le bombardement, sont décidés à se défendre jusqu’au bout. Un lieutenant, Robin, au premier rang d’un ouvrage fortifié, se dresse et tire au Lebel. Un capitaine, Séguin, repousse quatre assauts avec une poignée d’hommes. Quand les munitions sont épuisées, les chasseurs se défendent à la baïonnette. On se tue à coups de pelle et de crosse, dans des abris à moitié détruits. Les mitrailleuses du sergent Léger crépitent encore dans leurs trous : onze chasseurs défendent la position contre deux bataillons allemands. Quand les mitrailleuses se sont tues, ils résistent jusqu’à la dernière grenade.
    Sur tous les ouvrages tenus par les chasseurs, la résistance se poursuit toute la nuit. Combien sont-ils ? À peine trois cents, sur les mille trois cents qu’ils étaient au petit matin. La rage de survivre anime les courages. Sans ordres, sans liaisons avec leur propre unité, les hommes tirent dans l’obscurité. Pas de rapports avec les unités voisines, pas d’ordres venus de la brigade. Driant commande seul. Sur les arrières du bois, il sait que les Allemands se sont infiltrés, coupant la retraite. Le secteur est « encagé » par l’artillerie. Il n’y a pas d’autre choix que de mourir sur place.
    À l’arrière, on les ignore. Ils sont coupés du QG de la division, de celui du 30 e corps du général Chrétien. À la nuit.
    tombée, sur les rares informations qu’il reçoit, il ordonne de « ne pas abandonner un pouce de terrain ». Comme si les hommes l’avaient attendu pour mourir ! Le 365 e de Lille, tenu en réserve, doit « reprendre les tranchées perdues ». Le général ignore simplement qu’il n’y a plus de tranchées.
    *
    La bataille de Verdun impose à l’armée française une suite pratiquement ininterrompue de combats du 21 février au 24 octobre 1916, impliquant la montée en ligne de presque toutes les divisions, sans aucune possibilité de repos sur des positions aménagées. Les tranchées, à peine construites, sont détruites par le canon. Pendant cette année, la bataille de Verdun se double d’une désastreuse offensive en juillet dans la Somme. Le poilu vit dans les abris et les trous, dans les granges bombardées de l’arrière immédiat lors des courtes périodes de repos, sans pouvoir dormir. Une armée entière devient insomniaque, nerveuse, angoissée, promise à la mort.
    Ceux qui ont la chance très provisoire de s’abriter dans des lignes solides — partout ailleurs sur le front — ne sont pas assurés d’y rester, tant la noria des divisions qui empruntent en camions la « Voie sacrée » puise ses victimes jusqu’aux coins les plus reculés du front. Chacun sait qu’il a droit à son billet gratuit de voyage pour le casse-pipe. De la sorte, l’angoisse de Verdun gagne toutes les lignes. Les poilus qui ont la chance d’être en tranchée savent que leur tour viendra. Ainsi l’exige la justice égalitaire dans une armée de citoyens : bonnes ou mauvaises, toutes les unités doivent donner à l’impôt du sang.
    Trente-six bataillons français, au soir du 21 février, se sont fait hacher, sans soutien d’artillerie, pour résister à un feu colossal et

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